MES LIVRES SONT DRÔLES
L'insurrection humaniste de Céline revêt dans sa
forme différents aspects. Elle trouve notamment une
vigueur étonnante dans le comique, la dérision, qui
stimulent tous les ouvrages. Le comique et la dérision,
mêlés intimement au dramatique des situations, à la
souffrance et à la mort, provoquent une sensation de
malaise, agressent le lecteur et le déconcertent. Ce
faisant, ils maintiennent un niveau d'inconfort, un état
d'alerte, susceptibles de mieux faire prendre conscience
des vices des personnages ou d'une civilisation menacée
d'écroulement.
Le
pessimisme de Céline, seul inspirateur de la révolte,
finirait vite par lasser le lecteur, démobiliserait
rapidement l'attention, désarmerait les velléités de
prise de conscience et de participation au combat.
L'énorme rire que déclenche la lecture des textes - y
compris des pamphlets - assure à l'œuvre cette fonction
d'alarme toujours éloignée d'une facilité et d'une
tranquillité douillettes. Car comique et dérision sont
liés à la misère et à la mort, et le rire, en
permanence, est douloureux.
Rire-grimace, tel celui des carnavals, mais, en même
temps, procédé capable de vaincre la finalité tragique,
de transcender l'existence, de permettre la pérennité de
l'esprit de concentration et l'utilité de la révolte.
Céline a précisé sa pensée dans l'entretien de 1958 avec
Robert Poulet :
" Moi la mort m'habite. Et elle me
fait rire ! Voilà ce qu'il ne faut pas oublier ; que ma
danse macabre m'amuse, comme une immense farce. Chaque
fois que l'image du " fatal trépas " s'impose dans mes
livres, on y entend des gens qui s'esclaffent...
Croyez-moi : le monde est drôle, la mort est drôle, et
c'est pour ça que mes livres sont drôles et qu'au fond
je suis gai. "
Gaieté
du temps venu des désillusions, des désenchantements,
gaieté étrange, scandaleuse ; s'esclaffer devant la
mort, voilà l'énorme dérision, rabelaisienne,
révolutionnaire. Et dérision que Céline avouait déjà, en
1932, dans une lettre à Léon Daudet :
"
Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la
mort. Tout le reste m'est vain. "
Les
éclats de rire suscités par Céline se situent à l'opposé
de toute candeur. Et la dérision célinienne est
révolutionnaire parce qu'elle condamne la feinte gravité
ou la conviction des notables, des milieux officiels, de
ceux facilement convaincus de détenir la vérité et, à ce
titre, rutilant d'importance et réclamant respect et
vénération ; dégonflage des pitres, dignes de Breughel.
La dérision célinienne n'épargne pas le héros, et Bardamu, par exemple,
se présente souvent comme objet comique et pitoyable ;
dans le parti pris célinien de dénigrement ou, plus
exactement, dans le choix de l'écrivain de considérer le
monde sous son aspect risible et dérisoire, le rire
enfin s'unit à la raillerie, allégresse et comique se
transforment en sarcasmes et satire, établissent un
syncrétisme comparable à celui formé par la vie et la
mort.
La révolte célinienne trouve une vigueur d'autant plus
étonnante dans le comique et la dérision que l'éclat de
rire est fondamentalement populaire, plébéien dans son
essence, et s'accorde à un engagement social.
Consciemment ou non, le comique repousse les prétentions
idéologiques, instaure un seuil plus abordable et
davantage ajusté aux réalités vitales. Ainsi, le comique
bouffon confère-t-il à la scène de la traversée de la
Manche, dans Mort à crédit, une dimension
d'épopée populaire où les héros - Clémence, Ferdinand et
les autres passagers - s'agglutinent, se fondent en une
masse d'êtres ayant délaissé arrogance et ambition, de
pantins unis dans la même et gigantesque débâcle, sans
démarcation aucune.
(Pierre Lainé, Céline, Qui suis-je ?, Pardès, 2005, p. 67).
JULES ET SES CLIENTS.
Lui je vous
fais remarquer le Jules, puisqu'on parle de ce sale
chiard, c'est meurtrir les gens qu'il s'amuse ! la
différence de nos natures !... deux caractères !... Un
ange serait descendu chez lui qu'il l'aurait traité pis
que poisson !... Fallait qu'il humilie les belles, les
vexe... il mélangeait une jeune une vieille, encore une
Mythologie !...
- Pas beaucoup nerveuses mes Déesses !... Serrez-vous !... serrez-vous,
louloutes !...
Des poses impossibles.
- Faudrait les faire en navets, t'entends ! navets ! pas en bronze ! pas
en Saxe ! navets ! Ah mon Olympe ! qu'est-ce que ça
donnera au four !
Il voyait ses modèles qu'au four ! un client l'interrompait... l'œil-là...
la fenêtre...
- Alors quoi ?... quoi ?... vous ?... satyre ?... une miche ?... un
jambon, vous voulez ? toute la belle ? non ?... Monsieur
aime pas la plastique ?... pas de plastique !... Un
géranium alors ?... Une gouache ! Monsieur s'en fout
!... Monsieur dérange !...
Et il refonçait sous
son sofa... c'était sa réserve des gouaches... il criait
de dessous :
- Une procession de la Mer Rouge ?... Quel sujet ? dites !... Quel sujet
?... Des couleurs vives ?... Des Bleus ? des jaunes ?
vous aimez mieux du pâle ?... du blême ?... Gî ! là !
des nymphes !
Ah, mais fallait pas que ça lambine !
- Deux mille !... vous verrez le qui du quoi chez vous !... le temps des
artistes a pas de prix !... vous comprenez rien !...
s'il faut que je renseigne et que je vende !... et puis
les manières ! ces dames sont nues ! vous voyez pas ?
La décence !
Je connaissais de
ses clients qu'il avait chassés, dix ! vingt fois ! des
clients vraiment méritants ! des personnes d'une
gentillesse !... qu'étaient navrés du genre de Jules
!... de ces muffées qu'il prenait... pires ! pires !
qu'il les reconnaissait même plus ! des fois... qu'il
les insultait d'autor !... et des vraiment férus de son
art !... qu'avaient des salons entiers de lui !
qu'avaient que des œuvres à lui chez eux ! des centaines
de statuettes... des fresques !... ils lui trouvaient
des excuses... ils lui passaient tout, presque tout...
Je les apercevais en attente... ils osaient pas monter
là-haut, ils se postaient à l'angle d'une rue, certains
faisaient trois fois le tour de Butte... avant de se
risquer à sa fenêtre... beaucoup de ses clients me
connaissaient... ils m'attendaient square Vintimille,
ils me guettaient... je remontais du Dispensaire...
- Comment est-il aujourd'hui ?
- Ignoble !
Des personnes qui l'adoraient.
- Il est ivre encore ?
- Ah, là là !
Je prenais toujours
la rue Custine... l'Impasse Pilon... Vintimille... ils
me remerciaient... si ils tombaient dessus un autre
jour, pas trop saoul... dans un de ses moments de bonne
humeur :
- Entrez ! Messieurs dames ! Entrez ! J'offre le filtre ! le café comme
Abetz a pas ! Je régale !
Et c'était exact ! Du moka !... mais les personnes osaient pas trop !...
une amabilité du Jules !... ils préféraient la
croisée... la dégustation debout...
- Oh ! il est parfait monsieur Jules !
- Je suis content que vous appréciez !
Le bel usage.
Ah, mais pas qu'ils s'appesantissent !
- Allez ouste ! ce petit Tanagra ! Je vous le ferai cuire après la guerre
! Prenez-le tel ! Il est mou ?... mou quoi ? mou ? mou ?
vous êtes dur vous ?... votre pognon qu'est mou !...
votre pognon !...
Qu'ils dèchent et qu'ils se sauvent ! Hop ! salades !
(Féerie pour une autre fois, Folio, avril 1985, p.229).
CASSEROLES.
Je
remonterais là-haut ? et alors ? Je gênerais tout le
monde !... Je jetterais le trouble dans les
consciences... c'est tout plein de " flagrants-délits "
les consciences d'amis... ils me tueraient... Et puis
les commodités ?... Je retrouverais plus le moindre
ustensile !... plus une alèse... pas un réchaud... plus
une casserole... Imaginez !
- Ah les casseroles ! c'est sa manie !
- Mais non ! mais non ! c'est mon art ! bouillir les seringues ! Tenez à
Blaringhem, pas à me cacher de Blaringhem, ils
voudraient tous y avoir été ! ils en crèvent ! ils ont
pas connu ! ils s'en foutent des " tours de méninge "
qu'ils en convulsent épileptisent d'inventer de travers
! Je consultais dans ma chambre d'auberge, à Blaringhem.
Oh,
une putréfaction de local, les W.C. tout contre,
débordant, dégoulinant plein le couloir ! C'était plus
une chambre habitable... " Pour réfugiés " ! qu'ils
avaient dit... " Réfugiés ", partout, c'est des porcs.
Pas d'étables trop dégueulasses ! nations noires,
jaunes, bleues ! médecin, pas médecin ! rien de trop
sordide pour ce que vous êtes... " Réfugiés " !...
mauvais œil, affreuse haleine ! on ne sait quoi de
mort... et cauteleux ! et clown ! " Réfugié " !
Je consultais donc
dans ma chambre tous les malades assis par terre,
éreintés... pas de chaises !... les alertes !... (les
nuits dans les bois d'alentour...) les plus malades dans
mes lits... des lits cocasses, des lits pour cirques,
plus que les sommiers ! crevés ! tout ressorts !
Voilà une dame qui surgit ! Ah, grande Croix Rouge ! Ah, l'immense cape !
Ah, cheveux blancs ! Ah, grande entrée ! le ton ! le
geste ! une souveraine !
- Docteur Céline ! docteur ? c'est vous ? demandez-moi tout ce que vous
voulez ! dans quelle misère je vous trouve ! c'est
effrayant ! c'est effroyable ! j'ai pleins pouvoirs !
tous les pouvoirs ! Allez-y ! Mademoiselle Goering !...
Je me présente !... sœur du Maréchal !... Allez ! Allez
! n'importe quoi !
- Je voudrais une
casserole, Mademoiselle !
- Ah, je cours ! je vous l'apporte !
Elle se sauve... je l'ai jamais revue...
Ça serait la même chose à la Butte... à Sartrouville... Pierrefitte ou
Houilles... mettons que je rentre...
- Une casserole !
Ça serait fini !... (Je vous parle après le coup atomique.)
- Je suis Monsieur César en personne ! Je suis Madame la Reine en
voilette... qu'est-ce que vous voulez ?
- Une casserole !
- Où qu'il a l'esprit ?... tout de suite outrés !... et pourtant !... "
Royaume pour un cheval ! "... ça faisait bien... mais "
L'Europe pour une casserole " ?
(Féerie pour une autre fois, Folio, avril 1985, p.105).
LA MAISON GALLIMARD...
Albert
Paraz : Ça fait tellement de
bruit que les critiques littéraires vont être obligés
d'en parler.
Louis-Ferdinand Céline : Tu penses... les Gallimard, mauvais commerçants,
mais ils ont les places, ils sont placés... on les
remplace pas... on peut pas remplacer la maison Hachette
et la maison Gallimard... Faut voir là-dedans ! C'est
comme un ministère, un ministère du temps des "
Ronds-de-cuir "... Alors on se lave les pieds, on joue
de la trompette et on part en vacances... On revient, on
est fatigué, alors on repart en vacances... on est
malade et on repart en vacances...
On revient, on se lave les pieds, on a mal à la bouche, au calcanéum... On
repart en vacances...
Ça
n'arrête pas, c'est le ministère Courteline... Ils ont
des planques, c'est le ministère des idoles. De temps en
temps, un bon coup d'idole dans la N.R.F... On trouve
une idole inconnue, un Cigria ou un Perpéka ou un Ganoni...
ou un génie de la Mélanésie... ou de la Terre de Feu, en
voilà pour dix ans... Alors, allez trompettes, bains de
pieds, vacances... C'est le ministère de la Belle
Epoque... Pour voir ça, faut aller chez Gallimard... Les
gens quand ils sont pas " en commission " ils sont en
vacances... vacances... malades... ou alors au " Comité
"...
A.
P. : Ils m'ont fait le coup, chez Fasquelle. Le petit
François Michel, chaque fois qu'on l'engueule, il met ça
sur le dos du " Comité ".
L.-F. C. : Et puis alors, après il y a le secrétaire, puis la secrétaire,
puis la secrétaire du secrétaire du secrétaire...
Ça rappelle beaucoup
l'Afrique... tu sais, en Afrique quand tu as un boy,
hein, y a le boy du boy, et après y a le boy du boy du
boy... et quand tu vois le dernier boy du boy du boy, il
porte le parapluie et il est à poil... eh bien, c'est
comme ça là-bas... tu téléphones, hein, on t'envoie le
secrétaire du secrétaire : " Je vais voir, monsieur,
gardez la ligne. " Ils se disent : " Ce con-là, à force
d'attendre, il finira par ne plus téléphoner "... Alors
tu téléphones plus... c'est leur truc...
A.
P. : J'ai eu moins de veine que toi depuis qu'on a
quitté Denoël. Moi, les éditeurs que j'ai eus ne sont
même plus en faillite, ils ne paient pas. Si je vais
réclamer à la Société des Gens de Lettres, on me dit : "
Payez d'abord vos cotisations. "
L.-F. C. : Gallimard, c'est plus sérieux... les ministres de la Belle
Epoque ça existe encore. Chez Gaston. La France en 1900.
A.
P. : Les autres sont pires, on voit que tu ne connais
pas...
L.-F. C. : Mais si... ils se valent tous... des vermiceliers...
A.
P. : Tu l'as bien arrangé, le Paulhan, dans ton livre ;
il est quand même assez chouette dans son genre
d'encaisser ça.
L.-F. C. : Mais je m'en fous, je l'emmerde, qu'est-ce que tu veux que ça
me fasse ? Je lui ai donné Casse-pipe, il n'a
jamais rien payé... salut ! Mais non, mais non, c'est un
hypocrite... il fait le marché, il branle la glotte à
Gaston... Ah, il y en a un ! Lis le Galtier-Boissière,
qui vient de paraître...
A.
P. : Les Girouettes ?
l.-F. C. : Oui. Ah ! il est parfait, il parle d'un nommé Toesca. Il est
romancier, intendant de police à Vichy... il est devenu
après grand policier de la Résistance, et comme tout
policier de la Résistance, il avait des condés, à savoir
qu'il avait toutes les fiches des éditeurs. Il leur a
donné les papiers pour se dédouaner, ce qui fait qu'il a
publié plus de romans que personne, et des romans
cochons... ah ! mais faut lire ça !
A.
P. : Je me disais aussi... la semaine dernière,
j'entendais Dutourd qui allait parler d'un livre qui
faisait beaucoup de bruit en ce moment. Je me dis, c'est
celui de Céline. Je t'en fous, c'est le livre de Toesca,
le génie de la pêche à la ligne !
(Cahiers Céline 2, Céline et l'actualité littéraire 1957-1961, NRF,
Gallimard, 18 février 1982, p.52).
LE GRAND DUC NICOLAIEVITCH.
" Voilà, j'ai dit, écoute-moi bien, je vais
t'affranchir, ma mignonne. J'étais tout jeune à
l'époque, ça se passait à Nice, vers 1910, je faisais le
livreur pour la saison chez un bijoutier très fameux, M.
Ben Corème... boulevard Masséna... J'avais tout à fait
la confiance de mon patron, Ben Corème, le joaillier des
élégantes et des " Grands Cercles et du Casino ".
[...] Nous avions dans la clientèle un grand personnage merveilleux, pas
voleur du tout celui-là, au contraire, un vrai prodigue,
le propre oncle du Tzar, le Très Grand Duc Nicolas
Nicolaïevitch. Il est facile à se souvenir, ne serait-ce
que par la taille... il faisait au moins deux mètres.
C'est lui, cet immense, qu'a perdu la guerre en
définitive et les armées russes. Ah ! j'aurais pu leur
annoncer déjà en 1910 qu'il allait tout perdre... Il
savait jamais ce qu'il voulait...
Un tantôt, comme ça, il est entré dans la boutique... il
était pressé, il fallait qu'il se baisse pour franchir
la porte, le cadre. Il se cogne... Il était pas
content... Il
s'assoit. Il se tâte...
" Dites donc, qu'il fait, Ben Corème, je voudrais un cadeau pour une dame.
Il me faut un bracelet... "
" Vite on lui amène les objets... des plateaux entiers... y en avait pour
des fortunes... C'était pas du toc chez Corème... Il
regarde... il regarde, Grand Nicolas... Il trifouille...
il examine... Il pouvait pas se décider... Il se relève,
il relève ses deux mètres... Il va pour sortir... " Au
revoir " ! Bing !... Il se recogne dans le haut
de la porte...Ça le fait
rebondir à l'intérieur... Il s'assiste... Il se retâte
le crâne. Il avait mal...
" Ah ! tenez, donnez-moi tout ça Corème !... "
" A pleines poignes, alors, il fauche tous les bracelets sur la table...
Il s'en remplit son pardessus... plein ses poches... Là
!... qu'il fait... Maintenant montrez-moi les
porte-cigarettes ! " On lui passe tout le choix sous les
yeux... Il reste abruti devant un moment... toutes les
boîtes en or... les " serties " diamants... après il les
ouvre toutes... il les referme sec... il s'amuse à les
faire claquer... Ploc !... Plac !... Ploc !... Plac
!... Ploc !... Puis ça l'agace... Il rafle tout
l'assortiment... deux... trois douzaines... Il force le
tout dans ses poches en plus des bracelets... Il se
lève... Il se dirige vers la porte... " Sire ! Sire !
attention ! la tête !... ". Ben Corème il a bondi... Le
Grand Duc s'incline... avec le sourire... il passe...
Mais là, sur le seuil, il se ravise... il pivote...
brusquement demi-tour... Il va rentrer dans la
boutique... Bamm !... il se refout un grand coup
dans le chambranle ! Il se tient la tête à deux mains...
Il recule...
" Corème ! Corème !... Vous enverrez votre note à Saint-Pétersbourg ! à
mon neveu... Il choisira là-bas... lui !... là-bas !...
Ça vaudra mieux !...
Ça vaudra beaucoup mieux
!... "
" Voilà du caprice !... Nathalie... Voilà de
l'authentique caprice !... ou alors je m'y connais
plus... Il faut retenir, Nathalie, ce bon exemple de
caprice... "
Pauvre Nicolas Nicolaïevitch, les caprices continuent toujours pour ce qui
concerne sa mémoire... Par l'effet des circonstances,
son grand Palais sur la Neva, il est devenu depuis 18 "
L'Institut pour le Cerveau ", l'Etude des Phénomènes
Psychiques.
C'est fortuit, mais ça tombe pile.
" Tu vois comme la vie passe drôlement... et comme le monde est petit,
même pour le grand Nicolas Nicolaïevitch, qui n'avait
pas lui, de tête du tout... "
(Bagatelles pour un massacre, Ecrits polémiques, Ed. 8, août 2017,
p.330).
MARCEL AYME, SES MAÎTRESSES
ET LA LEGION D'HONNEUR...
" Marcel Aymé, un fidèle qui ne disait jamais rien, il
ne parlait qu'en confiance. Il était très conventionnel
et pourtant si plein de fantaisie. Elle l'aimait
beaucoup. Le seul avec qui elle aurait pu refaire sa vie
après la mort de Céline. Il est mort, les jambes
gonflées, dans d'atroces souffrances. Il était venu les
voir à Copenhague en prenant prétexte d'une tournée avec
une pièce spécialement écrite pour ce voyage. "
Qu'est-ce que Louis a pu l'insulter, pas toujours à tort
d'ailleurs. Il ne protestait jamais. Il écoutait
imperturbable et puis il s'en allait pour revenir
toujours. " Il était sensible, délicat, mais un peu en
retrait, n'affrontant pas les problèmes de face, ce que
Céline ne
cessait de lui reprocher, mais ce côté était en même
temps touchant.
Il ne voulait pas faire de peine. Il s'était marié très
vite à une femme de condition modeste, semblable à la
sienne avant qu'il devienne célèbre, quand il faisait du
porte à porte pour distribuer des encyclopédies. Il
était resté avec elle jusqu'au bout et elle lui avait
servi d'alibi auprès de ses maîtresses qu'il ne pouvait
ainsi pas épouser. Il avait été avec Céline et jusqu'au
bout un vrai ami et dans ses livres il faisait passer le
merveilleux dans le réel, naturellement, sans effort, il
glissait de l'un à l'autre.
Sa vie était un vaudeville permanent. Il avait épousé sa femme
Marie-Antoinette en 1931, mais il demeurait un séducteur
acharné, toujours amoureux d'actrices qui se
jalousaient. Il y avait eu devant leur domicile à
Montmartre, 9 square Carpeaux, des scènes épiques qui
mettaient le quartier en joie.
Beaucoup plus tard à Meudon, il venait se réfugier,
poursuivi par une de ces furies. Sa voiture devant la
maison signalait sa présence mais Lucette était chargée
de dire qu'il n'était pas là. Enfermé dans les cabinets,
il était souvent obligé d'y demeurer la journée entière.
Cette anecdote le reflète entièrement et illustre aussi
l'esprit de ses livres où il veut l'irrationnel aussi
crédible que le réel, où le réalisme et le fantastique
se mêlent.
Il était venu les voir au Danemark après la sortie de prison de Louis,
début mars 1951, n'hésitant pas à lancer un appel en
faveur de Céline. A leur retour en France en 1951,
Céline, qui pourtant ne quittait plus sa maison de
Meudon, lui avait rendu visite à Grosrouvre en 1954. En
1949, il avait refusé la Légion d'honneur et Lucette
avait adoré ce qu'il avait écrit au Crapouillot
en 1950 pour s'en expliquer. Je retrouve le passage et
le lit à Lucette qui, ravie, me dit qu'il n'y a rien à
ajouter.
" ... Le ministère de l'Education nationale me
manifestait son désir de me décorer de la Légion
d'honneur, et vers la même époque, M. le Président de la
République croyait devoir m'inviter à l'Elysée. Par
respect pour l'Etat et pour la République, il me fallut
refuser ces flatteuses distinctions qui seraient allées
à un traître ayant favorisé les desseins de l'ennemi
[allusion au blâme reçu à la Libération]. Je regrette à
présent de n'avoir pas motivé mon refus et dénoncé
publiquement à grands cris de putois l'inconséquence de
ces très hauts personnages dont la main gauche ignore
les coups portés par la main droite.
Si c'était à refaire, je les mettrais en garde contre l'extrême légèreté
avec laquelle ils se jettent à la tête d'un mauvais
Français comme moi et pendant que j'y serais, une bonne
fois, pour ne plus avoir à y revenir, pour ne plus me
trouver dans le cas d'avoir à refuser d'aussi désirables
faveurs, ce qui me cause nécessairement une grande
peine, je les prierais qu'ils voulussent bien, leur
Légion d'honneur, se la carrer dans le train, comme
aussi leur plaisir élyséen. "
(Véronique Robert-Chovin, Lucette Destouches épouse Céline, Grasset,
janvier 2017, p.33).
LE TÆNIA
MARIÉ avec MISTINGUETT.
Honoré lecteur, pardonnez-moi, les affaires du Congo
s'arrangent, un peu, empochées les hausses, toutes
pleurées les baisses, les enfilées malades au lit, mais
aux feuilles, quelle disette de copies !... les
journalistes sont à l'affût, raniment, tisonnent les
plus évaporés ragots... sautent cravacher leurs vieilles
vedettes qu'elles viennent glapir
n'importe quoi, secouer la saison, cette torpeur des
bars, les casinos à la faillite sous cette pluie qui
n'en finit pas... moi-même ici si effacé, ne pensez pas
qu'on me laisse tranquille, achever tel, miteux
pacifique, mes très difficiles derniers jours... foutre
que non ! en voici une !... en voici un ! en voici dix
!... et quelles questions !...
- O grâce !... O Maître !... O voulez-vous ?...
- Quoi ?
- Ce que vous pensez du Tænia ?...
- Tout le bien possible !
- Il s'agit de son mariage !... qui le voyez-vous épouser ?... selon vous
sa femme idéale ?
- Mistinguett !
- Vos raisons, Maître !
- Ils seront au mieux dans son bocal, unis au formol très à l'aise... elle
macchabée presque déjà squelette... lui n'est qu'un
anneau, n'oubliez pas... détaché du ruban... tænia
ne peut que repter, onduler... tout au plus ! et à fond
de culotte, tinette, ou descente de lit... comme il peut
!... si tragique destin, cet anneau ! preuve : sous
l'objectif, les convulsions de ce lambeau, à prendre la
forme d'une figure avec deux sortes d'yeux, tout
globuleux, divergents hors...
-
Vous croyez Maître ?
- Parasitologiste je suis !
grogneugneu ! diplômé ! n'oubliez pas !
- Vous êtes cruel !
- Non !... la vie du tænia est horrible...
j'admets... je lui pardonne tout !... s'il migre de
notre ampoule rectale, il ne peut par Sorbonne ou autre,
trahison, terrasses, plagiats, mutations, finir qu'en
tinette... rares fois très privilégié, en solution 5 p
100 formol, étagère, guéridon... garçon !...
- S'il épouse Mistinguett squelette, Maître ?
- Mesdames messieurs je ne réponds plus ! chers échotiers foutez-moi le
camp !
- Une question !... une seule !... encore ! vous avez eu des amis !
beaucoup !
- Merde ! fous de frousse, tous ! donneurs !... qui mieux mieux !
- Pas un ?
- Pas un !... moins qu'un j'ose dire... tout pour que la foudre tombe pas
sur eux !... leur très cher eux... mais que sur moi !
tout sur moi la foudre !
- Vous êtes aigri, Maître, chagrin...
Zut ! ils ne partiront jamais...
-
Non ! biologiste ! j'ai dit, c'est tout !... seule la
biologie existe, le reste est blabla !... tout le reste
!... je maintiens, au " Bal des Gamètes ", la grande
ronde du monde, les noirs, les jaunes gagnent toujours
!... les blancs sont toujours perdants, " fonds de teint
", recouverts, effacés !... politiques, discours,
fariboles !... qu'une vérité : historique !... dans un
demi-siècle, peut-être avant, la France sera jaune,
noire sur les bords...
- Les blancs ?
- Les blancs au folklore, strip-tease et pousse-pousse...
- On vous a dit que vous étiez dingue, Maître ?
- Dix fois par jour depuis trente ans !
- Et pendu ?
- Il est trop tard, je tiendrais pas, je tomberais par morceaux !...
- Par anneaux, Maître !... par anneaux !
Hi ! hi !... que c'est drôle ! les petits fols ! ils m'ont fait perdre un
quart d'heure !... ils se sauvent ! enfin tant pis !...
ils me feront une page... à peu près...
(Rigodon, Folio, octobre 1988, p. 135).
LES de BEERS.
Oh ! d'autres raisons de
lamenter... certes !... ma situation tout pour tout
!...et que j'ennuie le monde avec mes soupirs !... culot
!... Achille Brottin me l'a dit l'autre soir : " Faites
rire ! vous saviez, vous savez plus ?... " il était
surpris ! " tout le monde a ses petits ennuis ! vous
n'êtes pas le seul !... j'ai les miens, allez !... si
vous aviez
perdu comme moi cent treize millions sur la de Beers !
si vous aviez " avancé " deux cent millions à vos
auteurs ! vous auriez un peu d'autres soucis ! tout le
monde a les siens ! cent treize millions sur la de Beers
!... quarante-sept millions sur le Suez ! et écoutez
!... en deux séances ! et quatorze millions sur les "
Croix " !... qu'il a fallu que je porte moi-même ! à mon
âge ! à Genève ! les " croix " à l'acheteur !
heureusement que mon fils m'aidait !... quatorze
millions en " 20 francs suisses ! "... vous vous rendez
compte ? "
Je réfléchissais pour me rendre compte... Norbert aussi
se rendait compte... il était là, il assistait à
l'entretien... Norbert Loukoum, le Président de son "
Pin-Brain-Trust "... il opinait que c'était affreux !...
les larmes lui venaient !... Achille, cher vieillard,
trimbaler quatorze millions de " croix " !... conclusion
: Céline vous n'existez plus !... vous nous devez des
sommes énormes et vous n'avez plus aucune verve !...
avez-vous honte ? quand Loukoum dit verve vous entendez
une drôle de chose... tellement il a la bouche lourde
grasse... l'âge ! et aussi que les mots lui sortent
comme moulés... la diction " cloaque "... qu'ils lui
sortent par sorte d'à-coups mous... vous parlez si il
jubile par à-coups mous Loukoum Norbert... que personne
lise plus mes livres !... lui, le Président du " Pin-Brain-Trust
" ! le triomphe des Nuls ! Bon !... je suis fixé !...
ils me haïssent... aucune surprise !... "
(D'un château l'autre, Poche, 1968, p.21).
DE LA SALADE. Mais il me divertissait davantage hors de son milieu. Par exemple dans une élégante conférence de mon ami le docteur Paul Guérin, brillant phtisiologue, excellent orateur et nationaliste convaincu. L'assistance était très mondaine, femmes, filles de grands patrons, de confrères cossus, un vrai parterre de chapeaux exquis et de fourrures capiteuses. Ferdine avait accepté de présider, était arrivé sans retard, dans une houppelande presque propre, recouverte de toile kaki. Les belles dames considéraient bien avec quelque surprise cette espèce de berger insolite au cœur du VIIIe arrondissement. Mais la causerie de Guérin, sur les réformes nécessaires de la médecine française, de son Ordre, était pleine d'intérêt, de hardiesse, d'espoirs. Céline opinait du chef, très doctement, aux meilleurs endroits. Guérin terminait dans les bravos : " Et maintenant, je suis heureux de passer la parole à notre grand, notre admirable Céline, le docteur Destouches. " Ce fut alors que la voix de Bardamu s'éleva, très courtoise, très policée, vraiment talon rouge malgré les finales faubouriennes : " Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, mon très distingué confrère et ami Paul Guérin vient de nous parler magnifiquement. Oui, un exposé clairvoyant, documenté, raisonnable. Hélas ! Mesdames, Messieurs, dans les circonstances que vous savez, toutes ces belles choses, voyez-vous, c'est de la salade... " (Lucien Rebatet, D'un Céline l'autre, Cahiers de l'Herne poche-club, 1968).
LE MACCHABEE S'ENVOLE.
Raconter comme ça... choses et d'autres... me remet
en mémoire l'assassinat de " la Maison Verte... " le
maccabe esquivé !... banal ! un meurtre au bistrot, au
zinc... le mystère piquant, qu'on a jamais retrouvé le
cadavre ! on l'a pourtant vu ! le mec s'effondrer ! deux
couteaux dans le dos !... servi le pote ! le temps qu'on
avertisse les flics, qu'ils viennent, qu'ils voient le
mort... qu'ils aillent chercher une civière... le
maccabe était envolé !... pas tout seul, bien sûr.
Ils arrêtent tout le monde !... le tôlier, les témoins,
la bonne, tout ! une heure après les flics rallègent !
micmac ! le cadavre était là, revenu !... bien le même !
trois couteaux dans le dos !... ça va plus !... ils
retournent au Quart, alertent Paris !... mais le temps
qu'ils retournent eux au bistrot, le cadavre encore
refoutu le camp ! positif ! cache-cache !... finalement
ils ont renoncé ! souvenirs en souvenirs... " Maison
Verte "... Porte Pouchet, bon !... je viens à parler de
Saint-Vincent-de-Paul...
" Et Saint-Vincent-de-Paul ? "
La célèbre maison de retraite... là aussi j'ai soigné du monde... des
alités et des bonnes sœurs...
(D'un château l'autre, Poche, 1968, p. 41).
ah
! Château Trompette 1900 !... la pluss vie que ça
donne !... l'abîme ! canard aux navets !... mille trois
cents voitures roues dans roues ! palsambleu Dieu, zut !
viandes si plein de sang, prêtes à roustir ! un coup de
champignon ! le four ouvre ! la Messe est là ! pas à
l'eau bénite !... au sang chaud ! sang, tripes, plein le
tunnel !... le rare de rare qui réchappera pourra jamais
vraiment se vanter s'il a tué tous les autres ou non ?
Croisade ! croisons ! pèlerins bolides ! plein la minute
et le peuplier ! pétants, rotants, colères, fin ivres !
Château Trompette ! canard maison ! les C.R.S.
regardent... marmonnent... agitent... gesticulent...
brassent le vent !... trente bornes à la ronde les
fidèles sont venus... tout voir ! tout voir ! plein les
deux remblais les voyeurs !... mémères, pépères,
tantines, bébés ! sadiques pécores ! le gouffre à 130 à
l'heure, et les bolides et les C.R.S. en pantaine...
brassant le vent... tunnel fumant ! Château Trompette
! l'asphalte brûle !...
(D'un château l'autre, Poche, 1968, p.18).
LE
CERTIFICAT D'ETUDES.
Le matin du certificat, ma mère a fermé sa
boutique pour pouvoir mieux m'encourager.
Ça se passait à la Communale
près de Saint-Germain-l'Auxerrois dans le préau même.
Elle me recommandait en route d'avoir bien confiance en
moi-même. Le moment était solennel, elle pensait à
Caroline, ça la faisait encore pleurnicher...
Tout autour du Palais-Royal, elle m'a fait réciter mes Fables et la liste
des Départements... A huit heures juste, devant la
grille, nous étions là, qu'on nous inscrive. Y avait du
soin dans les habits, tous les mômes étaient décrottés,
mais énervés au possible, les mères aussi.
Y
a eu d'abord la dictée, ensuite des problèmes. C'était
pas très difficile, je me souviens, y avait qu'à copier.
On faisait, nous, partie des refusés de l'automne, de la
session précédente. Pour presque tous c'était
tragique... Qui voulaient devenir apprentis... A l'oral,
je suis tombé très bien, sur un bonhomme tout corpulent,
qu'avait des verrues plein son nez. Il portait une
grande lavallière, un peu dans le genre de l'oncle
Arthur, c'était pourtant pas un artiste... Pharmacien
qu'il avait été, rue Gomboust. Y a des personnes qui le
connaissaient. Il m'a posé deux questions à propos des
plantes... Ça je ne savais
pas du tout... Il s'est répondu à lui-même. J'étais bien
confus. Alors il m'a demandé la distance entre le Soleil
et la Lune et puis la Terre et l'autre côté... Je
n'osais pas trop m'avancer. Il a fallu qu'il me repêche.
Sur la question des saisons je savais un petit peu
mieux. J'ai marmonné des choses vagues... Vrai il était
pas exigeant... Il finissait tout à ma place.
Alors il m'a posé la question sur ce que j'allais faire dans l'avenir si
j'avais un certificat ?
- Je vais entrer, que j'ai dit lâchement, dans le commerce.
- C'est dur le commerce mon petit !... qu'il m'a répondu... Vous pourriez
peut-être encore attendre ?... Peut-être encore une
autre année ?...
Il devait pas me trouver costaud... Du coup j'ai cru que j'étais collé...
Je pensais au retour à la maison, au drame que j'allais
déclencher... Je sentais monter un vertige... Je croyais
que j'allais défaillir... tellement que je me sentais
battre... Je me suis raccroché... Le vieux il m'a vu
pâlir...
(...) Depuis qu'il m'avait dit ces mots à propos d'entrer dans la vie, je
les regardais les petits compagnons, comme si jamais je
les avais vus... L'angoisse d'être reçus les coinçait
tous contre la table, ils se tortillaient comme dans un
piège. On se ressemblait tous à peu près, comme ça
vêtus, en tablier, c'étaient des enfants comme moi, de
petits commerçants du centre, des façonniers, des "
bazars "... Ils étaient tous assez chétifs... Ils
s'écarquillaient les mirettes, ils en haletaient comme
des petits clebs, dans l'effort de répondre au vieux...
(...) Les gosses, ils se gouraient à tous coups... Ils
se ratatinaient davantage... Le vieux il était
inlassable... Il répondait pour tout le monde... C'était
la session des crétins... Les mères s'empourpraient à
mesure... Elles menaçaient de mille raclées...
Ça sentait le massacre dans
la piaule... Enfin tous les mômes y sont passé... Il
restait plus que le palmarès... C'était le plus beau du
miracle ! Tout le monde était reçu finalement !
L'inspecteur d'Académie l'a proclamé sur l'estrade... Il
avait un bide à chaîne, une grosse breloque, qui
sautillait entre chaque phrase. Il bafouillait un petit
peu. Il s'est gouré dans tous les noms...
Ça n'avait aucune
importance...
Il
a profité de l'occasion pour prononcer quelques paroles
tout à fait aimables... et très cordiales... très
encourageantes... Il nous a bien rassuré, que si on se
conduisait plus tard dans la vie, dans l'existence,
d'une façon aussi valeureuse, on pouvait être bien
tranquilles, qu'on serait sûrement récompensés.
J'avais pissé dans ma culotte et recaqué énormément, j'avais du mal à me
bouger. J'étais pas le seul. Tous les enfants allaient
de travers. Mais ma mère a bien senti l'odeur, en même
temps qu'elle m'étreignait... J'étais tellement
infectieux, qu'il a fallu qu'on se dépêche. On a pas pu
dire " au-revoir " aux petits copains... Les études
étaient terminées... Pour rentrer encore plus vite on a
pris un fiacre...
On a fait pourtant courant d'air... C'étaient des drôles de carreaux qui
branlaient tout le long du chemin. Elle a reparlé de
Caroline. " Comme elle aurait été heureuse de te voir
réussir !... Ah ! si elle a une double vue !... "
Mon père attendait au premier étage, tous feux éteints, les résultats. Il
avait rentré tout seul l'étalage, les lustres, tellement
qu'il était frémissant...
- Auguste ! Il est reçu !... Tu m'entends ?... Il est reçu !... Il a passé
facilement !...
Il
m'a accueilli à bras ouverts... Il a rallumé pour me
voir. Il me regardait affectueusement. Il était ému au
possible... Toute sa moustache tremblotait...
- Ça c'est bien mon petit ! Tu nous as donné
bien du mal !... A présent je te félicite !... Tu vas
entrer dans la vie... L'avenir est à toi... Si tu sais
prendre le bon exemple !... Suivre le droit chemin !...
Travailler !... Peiner !...
Je
lui ai demandé bien pardon d'avoir été toujours méchant.
Je l'ai embrassé de bon cœur...
Seulement j'empestais fort, si fort qu'il s'est mis à
renifler...
- " Ah ! Comment ? qu'il m'a repoussé... Ah ! le cochon !... le petit
sagouin !... Mais il est tout rempli de merde !... Ah !
Clémence ! Clémence !... Emmène-le là-haut, je t'en prie
!... Je vais encore me mettre en colère ! Il est écœurant
!... " Ce fut la fin des effusions...
On m'a nettoyé tant et plus, on m'a enduit d'eau de Cologne. Le
lendemain, on s'est mis en quête d'une maison réellement
sérieuse pour que je commence dans le commerce. Une
place même un peu sévère, où on ne me laisserait rien
passer.
Pour bien apprendre, il faut que ça barde ! Telle était l'opinion
d'Edouard. Il avait vingt ans de références. Tout le
monde était de son avis.
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.150).
A Charles Deshayes
Le 27 [octobre 1948]
Cher Ami
Je crois que vous feriez pas mal de préfacer par un
petit " Chez Ubu ".
En ce temps-là dans un pays du nord (Céline étant encore en prison),
l'ambassade de France était tenue par un martiniquais
vichyssois. Cet ambassadeur néo-gaulliste et skieur
distingué menait assez grand train (avec sa maîtresse
autrichienne). Le Pasteur de l'Eglise réformée française
en ce pays était norvégien d'origine
(1), un
Inspecteur Général de l'Instruction publique française
en mission, palestinien d'origine, M. Abramovich
(2), tint à
s'informer... Et ce Céline pas encore pendu ?
Ces trois personnes réunies à l'ambassade de France :
Le Palestinien... Paroles.
Le Norvégien... - paroles.
Le Martiniquais... - paroles.
N'est-il pas Belge ce Céline ? Ah, il a écrit les Beaux Draps !
Mais vous n'avez pas lu les BEAUX DRAPS ! etc.
etc. etc...
Et là, vous entrez en scène.
_________
Placez en annexe ma défense et la lettre à Sartre.
Votre bien affectueux
LFC
(1) Le pasteur Löchen (1916-2004) était d'origine
suédoise. Sa première rencontre avec Céline date de
l'automne de 1947.
(2) Il semble qu'il faille prendre ce nom pour une
caricature sans référent précis.
(Lettres, Céline, Bibliothèque de la Pléiade, p.1089,
Gallimard, 2009).
LE
VIGAN ET TINOU.
Durant
l'Occupation, ils quittèrent Montmartre pour habiter
dans l'Elyséenne rue Washington, un cinquième étage
donnant sur un boqueteau de verdure. Paris a parfois de
ces enchantements...
Mais le Diable tenait bar ouvert devant leur nouvelle maison et tout en
remplissant les verres de ses clients d'un Real Old
Scotch Whisky, le Diable disait :
- L'argent n'a pas d'odeur !... Avec du pognon, on peut tout acheter !...
On ne vit qu'une fois !... Après nous la fin du monde
!... Les clients disaient :
- J'ai trois locomotives Pacific 231, parfait état. Connaissez-vous
preneur ?...
- Dix tonnes de sucre, ça vous intéresse ?...
- Cinq passeports tamponnés, signés. Vous ajoutez votre photo ! On ne sait
jamais !... Revendrez les autres !...
- Je suis l'amant du Feld Maréchal. Il est d'un chou ! Au fait, seriez pas
amateur d'un Rembrandt ? C'est un peintre tellement chou
!...
Le Vigan disait :
- Vous êtes amoureux de ma femme, je lis ça dans vos yeux...
- Vous faites erreur, cher monsieur !...
- Ah ! Misère !... Buvez, ceci est mon sang !...
Le
bel aviateur mercenaire et la coquette Tinou, harcelés,
succombèrent tout de même à la tentation... Tinou se
suicida pour la ixième fois... Le mari heureux et
l'amant malheureux la transportèrent à l'hôpital,
conjointement et avec un même cœur...
On la ranima... Elle retourna chez son mari puis, après
une nuit luxurieuse, partit définitivement vivre avec
son amant... Et Le Vigan, libéré de sa hantise, prit le
train des cocus pour Cinémaringen...
Il erra quelque temps avec Céline, Lucette et le chat Bébert, qui
transitaient pour le Danemark à travers l'Allemagne en
flammes, puis, abandonné, il se livra au train des
collabos voués aux lions qui le ramena à Paris...
Parmi les Dieux Vengeurs, assoiffés de sang collabo, se
glissa le mutin Eros, et c'est sûrement lui qui mit La
Vigue en tôle avec l'amant de sa femme, dans la même
cellule. En attente de jugement, ils firent
d'interminables parties de belote dont l'aimable et
libre Tinou était l'unique enjeu :
- Monsieur, quelle chance est la vôtre ! Une vraie chance de... Oh !
Pardon ! Vous venez de regagner votre femme !...
- Monsieur, dans un moment d'inadvertance, j'avoue avoir triché !...
- Monsieur, je l'avais déjà perdue lors de la précédente partie, et je ne
puis vous proposer quitte ou double car elle est unique
au monde !...
(Henri Mahé, La Brinquebale avec Céline, Ecriture, 2011, p.310).
TON
LORGNON ME FAIT MAL...
LETTRE DE CELINE : " DEVAL part à Hollywood 6
mois, 1 800 dollars par semaine. "
Jacques
DEVAL, fiston de M. Blumaran directeur d'un théâtre des
boulevards, nourri dans le sérail, en connaît les
détours !... Très jeune auteur à succès (Tovaritch),
il aime faire passer des auditions aux tendrons
postulant actrices, jouant lui-même le partenaire, dans
des scènes d'amour qu'il pousse à l'extrême.
J'en avais les échos par mes très jeunes voyouses copines, prêtes à tout
pour obtenir un bout de rôle... Mais c'était surtout
le lorgnon de Jacques DEVAL qui les désobligeait... " Tu
m'fais mal, ôte ton lorgnon !... " minaudait bien avant
elles l'héroïne du Fiacre de Xanrof !...
(Henri Mahé, La Brinquebale avec Céline, Ecriture, 2011, p. 142).
JE BOIRAI TOUT CE QUE VOUS VOULEZ...
Et j'ouvrais la porte... Car il me déguisait souvent
en infirmier pour qu'on fasse la route ensemble,
consultations terminées...
Cette fois, c'est un clochard...
- Ah ! toi ! Alors là, c'est vrai ! Toi !... T'as
sûrement mal à l'estomac !...
Le titubant, pénible, pâteux...
- Oui !... docteur !... c'est pas le manque
d'éducation... Mais c'est l'estomac...
Et, dans un rot retentissant, il éjecte un jet de vin rouge sur le
carrelage.
-
Mais, tu ne bois plus !
- Non !... docteur !...
- Pas plus de quatorze litres par jour ?
- Oui !... docteur !... Pas plus !... mais c'est pas le
manque d'éducation...
- Je sais ! je sais ! C'est pas le manque d'éducation,
mais c'est le gosier !
- Oui !... Le gosier, docteur !... C'est ça !... Le
gosier !... C'est moi le chauffeur de la chaudière !...
A l'usine !...
- Ah !...
Et Louis devient subitement grave et tendre :
- Alors ! Tu veux quinze jours de perm ?
Deuxième giclée de vin rouge !... Et dans un hoquet :
- Oui !... docteur !... quinze jours !... Quinze nuits
!...
- Tu les as, si tu me jures de boire ça !
- Je jure !... docteur !...
Et il s'écroule sur son cul...
Je le relève, aidé par l'infirmière (qui me prend pour un étudiant en
médecine 3e année) et le docteur Destouches rédige
l'ordonnance :
- Un litre H2O
par repas !... Le potard connaît la formule !... Bois ça
! Duconneau !... Et t'as quinze jours de congé !...
- Alors, là !... C'est juré, monsieur le docteur !... Je
boirai tout ce que vous voulez !... Quitte à en crever
que je vous dis !... Car... moi !... c'est plutôt le
rouge !... la boisson !... Merci !... mon docteur !...
Et brusquement, raide comme un piquet, la tête haute, le regard droit, tel
un Légionnaire, il claque les talons, nous salue
militairement et sur un demi-tour impeccable nous
quitte... A nouveau titubant, graillonnant... :
Tiens ! Voilà du boudin !
Voilà du boudin !...
(Henri Mahé, La Brinquebale avec Céline, Ecriture, 2011, p.30).
PAS DIRE DU MAL DES CHIENS...
L'enregistrement se passa on ne peut mieux, Michel
joua l'entrée de Bardamu dans la guerre, et Arlette
deux épisodes de la jeunesse de Ferdinand. A ma demande,
Céline avait enregistré quelques phrases que je pensais
utiliser lors du montage.
Mais la qualité de la bande laissait à désirer et les spires
décalquèrent. C'était à recommencer. Pour nous
excuser auprès des interprètes, on utilisa du matériel
portable dans les endroits qui les dérangeaient le
moins. Pour Michel, ce fut l'Hôtel de Beaujolais
(aujourd'hui disparu) dans la rue du même nom ; il
jouait à l'ABC une pièce de Jacques Deval et ne pouvait
s'éloigner du théâtre. Là encore, Céline avait bien
voulu m'accompagner. Heureusement !
Alors qu'il se tenait discrètement dans un salon voisin, Michel s'arrêta
pile au milieu d'une phrase. Qu'y avait-il ?
- Non ! me dit-il, je ne peux pas dire cela !
- Mais quoi donc ?
- " Ce colonel, pire qu'un chien, il n'imaginait pas sa propre mort "...
- Mais...
- Je ne veux pas dire " pire qu'un chien " ! C'est dire du mal des chiens
! C'est diffamer les animaux...
Après
avoir pâteusement tenté de démontrer le contraire, je
filai vers Céline, la sueur aux tempes.
- J'y vais..., dit-il.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu peux pas dire quelque chose ?
Michel renchérit, un ton en-dessous. Céline réfléchit un instant et lâcha
:
- Ben t'as qu'à dire : " pire qu'un r'crue ".
Michel en eut le souffle coupé et j'eus l'impression qu'il regrettait un
peu que les choses s'arrangent si vite. Il souffla :
- Pire qu'une recrue ? Mais... mais... c'est du féminin...
- Ouais, mais ça fait rien, dis-le comme ça.
Toujours la musique ! Et c'est ce qui fut fait. Grâce aux scrupules
animaliers de ce magnifique emmerdeur, nous eûmes droit
à une version nouvelle de Voyage au bout de la nuit.
Cela valait le dérangement !
(Paul Chambrillon, Histoire des enregistrements, dans Anthologie Céline
1894-1961, Disque Frémeaux et Associés, La Librairie
sonore, 2000).
FOU RIRE AU TRIBUNAL.
L'audience du 21 février 1950 fut un immense éclat de
rire. Le rire, l'énorme rire, le fou rire, c'est le
président Drappier qui le provoqua. Etait-il sûr de ses
effets ? Voulut-il, en soulignant les outrances de
Céline, démontrer son incapacité de collaborer ?
Pensa-t-il que la meilleure défense de Céline était le
débordement de sa fureur ? Ou bien voulut-il établir,
pièces à l'appui, l'irrévérence, la malignité et la
malfaisance de l'inculpé ? On ne saura jamais les
intentions profondes de cet homme tout en finesse. J'ai
rejeté, pour ma part, la dernière hypothèse.
[...]
Quand le président rappela, le plus sérieusement du
monde, que Céline avait traité le procureur général de "
suceur rêvasseux des crayons de la IVe République ", d'
" increvable cafouilleux, patafouilleur, enfileur de
fariboles meurtrières ", de " lécheur d'arpions à la
sauce cosaque ", les jurés éclatèrent de rire avec cette
joie bruyante du peuple qui voit rosser le gendarme.
Quand ils apprirent que Céline à Paris, durant l'Occupation, ne recevait
que de rares amis qui tambourinaient une sorte de mot de
passe sur sa porte :
" J'ai du bon tabac dans ma tabatière,
" j'ai du bon tabac tu n'en auras pas "
et qu'en Allemagne, comme au Danemark, il affirmait dans une lettre au
commissaire du gouvernement :
" je suis juste sorti, pour faire pisser Bébert et encore ! en vitesse...
que je lui disais ", les rires ne s'apaisèrent point.
Mais ils redoublèrent lorsque le président lut un
passage de la défense de Céline, que je lui avais remise
à la demande de celui-ci : " Je suis poursuivi pour
puanteur trahisonne et félonie vérolière. Mais je suis
un persécuté qui se défend. Je ne lèche pas les pieds de
mon commissaire du gouvernement (d'autres l'ont fait)
pas moi, pas confondre. Moi, si l'on me gratouille ce
que vous pensez, et son réquisitoire à la con me fait
grandement liechem - ce sera de la poudre ! de la merde
! du précipice ! de la rigolade, le pire !
Je veux être respecté, je le serai. Je veux que le parquet le sache. Il
faut faire comprendre à ces gens, qu'ils ne vont pas
tracasser un agneau fourbu ! Foutre non ! Les bêlements
du mouton l'ont toujours fait égorger. Je ne bêlerai
pas. Motus ! un mur de l'Atlantique sur la langue ! Je
vais les attirer ces gens procéduriers en sorcellerie,
sur un terrain où je suis maître, et où ils auront
l'air, et pour des siècles, de clowns sadiques,
imbéciles, odieux. Réformé à 75 % - perclus - d'accord
je suis, sauf de la tronche. "
Pour terminer sur une déclaration de Céline, qui fut en
sa faveur, le président expliqua l'indignation de
celui-ci ; il précisa qu'il vivait pauvrement au
Danemark, et tremblait qu'on lui saisît, en France, ses
droits d'auteur. Il lut alors une lettre écrite par
Céline à moi-même, que je lui avais communiquée :
Vous comprenez, mon cher ami, que c'est en plein délire tout ça. C'est
de l'archi-ubuterie surconne. Les fameux Domaines (qui
sont si conciliants ! Ollé !) relancent le malheureux
Monnier pour lui prendre mes droits sur Mort à
crédit. Vous comprenez qu'ils peuvent crever un peu
les Domaines ! Ça s'est
jamais vu, je crois, aussi épileptiques en persécution !
Ils veulent du flouze, ils en brament, écument de désir,
et ils font crever la bête ! Mais il leur reste des
centaines de milliards à récupérer sur le mur
Atlantique. Vous pouvez le dire à Dugommier de la Blaize
d'Oye (déformation du nom du directeur général des
Domaines de l'époque) celui qui représente Mayer !
Qu'il fonce par là récupérer ! mais moi, qu'on a cent fois pillé, repillé,
emprisonné, chassé, pourchassé, et qui ai jamais gagné
des milliards, surtout avec les Fritz ! - pas un rond -
ça tourne trop con. Je vais être obligé de publier
Poteau sur Seine. Je vois qu'ils me forcent, ces enculés
! Assassins...
Ils veulent que le bourrin tire à plein collier, et en même temps, ils le
font périr de faim ! Et ils veulent même pas qu'il
rentre chez lui ! Et ils veulent l'enchaîner ! Plus cons
? plus abrutis ? plus ubuteux ? pas possible ! Dites-lui
à Blaise d'Oye du Gommier...
Tous ces mots grossiers, tout ce torrent de violence
bouillonnant sur les lèvres du très bourgeois, très
distingué M. Drappier, produisaient sur les jurés et le
public - sur le peuple ! - l'effet comique que l'on
devine. M. Charasse, l'accusateur totalement désamorcé,
riait à perdre haleine. Après tout le monde, je m'étais
mis à en faire autant. Je m'étais retenu un temps pour
paraître sérieux, mais comme personne ne l'était plus...
(Albert Naud, Les Défendre tous, Robert Laffont, 1973, p.322).
TREMBLEMENTS.
- Cher
Maître, dit Roger Nimier, j'ai le plaisir de vous
présenter mon frère de lait, Jean Namur, qui vous admire
énormément.
- Ah, répond Céline en ricanant, vous êtes
venu voir la vedette !
- Cher Maître, reprend Nimier, c'est au médecin que
j'aimerais m'adresser... Il s'agit d'un mal assez
particulier...
- Ah oui ? fait Céline, toujours intéressé par un
cas médical qui se présente. De quoi souffre-t-il ?
- Et bien voilà. Ce pauvre Jean est gravement
atteint d'onanisme... Pouvez-vous faire quelque chose
pour lui ?
- Combien de fois par jour ? Au moins dix fois,
dites-vous ? Oui, c'est vraiment abusif. Il faut agir au
plus vite. Un instant...
Emmitouflé dans trois épaisseurs de laine et de
drap, le cou entouré d'un foulard d'un blanc douteux,
Céline s'extrait de son fauteuil d'osier, chasse au
passage deux chats endormis sur une table, fait crier le
perroquet qui a fourré son bec dans une boîte de
sardines, enfonce le bras dans un mur de papiers et
revient, tenant à la main son Vidal, dont il feuillette
les pages.
- Voilà... Onanisme... Avez-vous des tremblements ?
Namur prend un air modeste et s'apprête à répondre mais Nimier le devance
:
- Oui, absolument. Le pauvre Jean est pris, par moments,
de terribles tremblements.
- Je vais vous faire une ordonnance. Ne vous
inquiétez pas, le rassure Céline, d'une voix très
douce, comme chargée d'affection. Vous commencerez
par vous tremper trois fois par jour les parties dans
l'eau froide, ensuite vous appliquerez l'onguent que je
vais vous indiquer et vous prendrez pendant trois mois
des pilules, extrêmement efficaces.
Le plus, Nimier fait le pèlerinage de Meudon, le
dimanche, en compagnie de Marcel Aymé et d'Antoine
Blondin. Cette fois, privé de voiture, il a demandé à
Namur de le conduire, le chargeant d'apporter un pot de
confiture d'orange dont Céline est friand, et c'est sans
doute en chemin que lui est venue l'idée de cette
mystification, dont son ami Namur, qui en a l'habitude,
va faire les frais.
Une autre fois, ce sera mon tour, m'attribuant un priapisme persistant,
certes flatteur, mais dont il décrivit au docteur
Destouches, plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand
Céline, le caractère extrêmement douloureux, avec un
accent de sincérité comme seul le mensonge le plus
énorme savait lui en inspirer.
(Christian Millau, Au galop des hussards, dans le tourbillon littéraire
des années 50, Ed. de Fallois, 1999, in D'un Céline
l'autre, D. Alliot, 2011, p.1028).
LES CHIENS ABOIENT... LE TOURNE-DISQUE PASSE.
J'avais
cinq ans environ quand Louis-Ferdinand Céline et sa
femme se sont installés dans le pavillon mitoyen du
nôtre. Ce dont je me souviens bien, c'est que mon père
n'aimait pas son nouveau voisin. Avec Céline, il
entretenait des relations de voisinage tout juste
correctes. Mais en privé, il ne manquait pas de dire
tout le mal qu'il pensait des positions politiques de
son
voisin pendant et après la guerre. J'ai plusieurs fois
entendu mon père l'appeler " le fasciste " ou le "
collabo ".
Maman l'aimait bien le docteur Destouches. Il avait toujours un mot gentil
pour elle. Quand elle lui demandait un petit service, il
ne refusait jamais. [...] Comme j'étais un peu
turbulente, je me foulais souvent le poignet. C'est
également lui qui me faisait le bandage. Pour autant que
je me souvienne, il a toujours refusé que maman le paye.
Dès qu'elle lui demandait combien on lui devait, Céline
se levait brusquement et agitait ses mains, l'air de
dire : " Allez, allez, allez. "
[...]
Le principal sujet de discorde entre mon père et Céline,
c'était le raffut que faisaient les animaux. Céline
avait un magnifique danois, deux bergers allemands, de
nombreux chats, une volière et le perroquet qui
n'arrêtait pas de brailler toute la journée. Je me
rappelle même qu'un fois on m'a mise sur le danois et
que je l'ai chevauché quelques instants. Les chiens de
Céline aboyaient souvent. Loin de les retenir, il les
encourageait presque... Tout ce bruit horripilait mon
père. Plusieurs fois, ils se sont engueulés chacun d'un
côté du grillage à cause des animaux.
Un
jour, mon père était tellement excédé qu'il a acheté un
disque qui comportait des aboiements. Il l'a mis sur le
tourne-disque, volume à fond en direction du pavillon de
Céline, pendant toute la journée... C'est vous dire
l'ambiance qu'il y avait parfois route des Gardes...
(Geneviève Frèneau, Mon voisin Louis-Ferdinand Céline, D'un Céline
l'autre, D. Alliot, 2011, p. 942).
HITLER, VOTRE SINGE A CALANCHÉ...
La
date de ce fameux dîner à l'ambassade, comme les noms
des participants restent un mystère. Benoist-Méchin fut
suspecté d'être l'auteur de ce texte. Il fut publié dans
Paroles françaises le 17 février 1950.
[...]
Céline écoutait à peine ; tonitruant, il enchaînait :
- Alors, c'est convenu, je puis dire tout ce que j'ai
sur la patate ? Vous ne vous en formaliserez pas ?
Schleier acquiesça dans l'épouvante et Achenbach entreprit vainement
d'endiguer par un compliment sur la liberté
d'expression, les menaces de dégâts. Peine perdue, lancé
dans son sujet, Céline questionnait :
- Dites donc, pas de chars entre nous, qu'est-ce qui
ne marche pas chez vous ? Ça
vous a depuis quelque temps un air d'être foutu qui ne
trompe plus personne.
Le ministre d'Allemagne s'étranglait :
- Mais de quoi voulez-vous parler, monsieur Céline ?
- De la défaite, nom de Dieu, pas des Dames du
Sacré-Cœur pour sûr. Vous
vous tirez partout ; où allez-vous donc vous arrêter ?
- Tais-toi, Louis-Ferdinand, criait Zuloaga, tu vas
nous faire arrêter.
- Il
n'en est pas question, rétorquait Achenbach, mais vous
conviendrez qu'il ne nous est pas possible de vous
laisser tenir dans une maison officielle du Reich de
semblables propos. Quant au mouvement des armées, il
n'est nullement inquiétant, bien au contraire, et en ce
moment même notre état-major procède à de très utiles
regroupements. Sous peu une contre-offensive...
- La note d'orientation de la Propaganda, il la
récite par cœur, il n'en
croit pas un mot ! hurlait Céline en dansant sur sa
chaise. D'ailleurs ne vous fatiguez pas, j'ai très
bien compris que le truc n'y est plus, la direction est
en l'air depuis que votre singe a calanché.
- Quoi donc ? Mais le Reichschancelier, si c'est de lui
que vous parlez avec une telle inconvenance, est en
parfaite santé, jetait le ministre Schleier, après
traduction.
- A d'autres, poursuivait Céline, je ne parle
pas du ballot qui est en place, un tragique bon à rien,
vaut tout juste un contrôleur de métro, pas même une
cinquième roue.
- N'insultez-pas le Führer !
- Pas de danger que je touche aux morts, votre vieux
était un as, mais vous savez bien qu'il est emboîté
depuis longtemps ou alors au frigo, je ne connais pas
vos méthodes. Mais le remplaçant, qu'est-ce qu'il
trimbale ! Rassurez-vous d'ailleurs ; les Russes ont de
l'avance sur vous, paraît que ce Staline c'est déjà le
sixième. En tout cas pour le sosie vous n'avez pas eu la
main heureuse, c'est désolation. Avec lui, pas d'erreur,
tout droit à la culbute.
Apoplectique, Schleier se levait :
- Monsieur Céline, quoique je respecte votre talent et
votre renommée, je ne puis vous permettre de continuer
ainsi.
- Promesse d'Allemand, hurlait Céline, j'avais
bien dit qu'il ne tiendrait pas le contrat. Le chiffon
de papier, c'est du beurre en comparaison. Tu viens Gen
Paul, on se tire des flûtes.
Obéissant, le peintre se levait, imité par Zuloaga, partisan du départ
immédiat. Achenbach qui n'est que conciliation et qui se
divertissait follement, sans en laisser rien paraître,
réussit in extremis à conjurer le conflit et à
obtenir de Céline un relatif engagement de modération.
Tant bien que mal on tint jusqu'au café. Là, comme la
conversation languissait, Louis-Ferdinand proposa un
divertissement à condition, imposa-t-il de n'être pas
censuré. Ce qui lui fut imprudemment accordé.
- Vas-y, lança-t-il à Gen Paul, tant pis si le
larbin est de la Gestapo, puisqu'il n'y a pas d'entrave,
imite-nous le moustachu. Bref comme un
prestidigitateur le peintre des rue de Montmartre - on
sentait le numéro vingt fois répété - sortit de sa
tabatière une raie de gros gris, se l'appliqua sous les
narines, rabattit la mèche, leva la main et se prit à
beugler. C'était désopilant, plus réussi qu'O'Dett, et
Céline scandait :
- Bravo Gen, tu n'as jamais été meilleur, c'est
Daragnès et Dignimont qui seraient contents.
Pendant que l'indignation suffoquait les diplomates
allemands muets et consternés, Zuloaga se précipitait au
vestiaire, s'emparait des chapeaux, des pardessus,
poussait ses amis à la rue, jetant en guise d'adieu :
- Excusez, pardonnez ; en dépit de toutes les lois de
l'hospitalité, je n'ai aucune envie d'aller coucher tout
à l'heure au Cherche-Midi.
(Anonyme, Quand Céline mettait l'ambassadeur d'Allemagne dans de beaux
draps, Paroles françaises, 17 fév. 1950).
LES DROGUES.
-
C'est parce que je t'adore, ma mimine...
Et ils s'échauffaient encore en plus, en pelotages. Et puis comme pour me
tenir éloigné de leur bonheur intense, à moi ils m'en
remettaient un sale vieux coup...
Elle d'abord : " Le Docteur, ton ami, il est gentil n'est-ce pas ? " Elle
revenait à la charge, comme si je lui étais resté sur
l'estomac. " Il est gentil !... Je ne veux rien dire
contre lui, puisque c'est un ami à toi... Mais c'est un
homme qu'on dirait brutal tout de même avec les
femmes... Je veux pas en dire du mal puisque je crois
c'est vrai qu'il t'aime bien... Mais enfin ça serait pas
mon genre... J'vais te dire... Ça
va pas te vexer, au moins ? "
Non, rien ne le vexait, Léon. " Eh bien, il me semble, le Docteur, qu'il
les aime comme trop les femmes... Comme les chiens un
peu, tu me comprends ?... Tu trouves pas toi ?... C'est
comme s'il sautait dessus qu'on dirait toujours ! Il
fait du mal et il s'en va... Tu trouves pas toi ?...
qu'il est comme ça ? "
Il trouvait, le saligaud, il trouvait tout ce qu'elle
voulait, il trouvait même que ce qu'elle disait était
tout à fait juste et rigolo. Drôle comme tout. Il
l'encourageait à continuer et il s'en donnait le hoquet.
- Oui, c'est bien vrai ce que t'as remarqué à son sujet
Madelon, c'est un homme qu'est pas mauvais Ferdinand,
mais pour la
délicatesse,
c'est pas son fort, on peut le dire, et puis pour la
fidélité non plus d'ailleurs !... Ça
j'en suis sûr !...
- T'as dû lui en connaître toi des maîtresses, hein dis
Léon ?
Elle se tuyautait la vache.
- Autant comme autant ! qu'il lui a répondu fermement,
mais tu sais... Lui d'abord... Il est pas difficile !...
Il fallait tirer une conclusion de ces propos, Madelon s'en chargea.
- Les médecins, c'est bien connu, c'est tous des
cochons... la plupart du temps... Mais lui, alors, je
crois qu'il est fadé dans son genre !...
-T'as jamais si bien dit, qu'il l'a approuvée, mon bon,
mon heureux ami, et il a continué : " C'est à ce point
que j'ai souvent cru, tellement qu'il était porté
là-dessus, qu'il prenait des drogues... Et puis alors,
il possède un de ces machins ! Si tu voyais cette
grosseur ! C'est pas naturel !... "
- Ah ! ah ! fit Madelon perplexe du coup et qu'essayait
de se souvenir de mon machin. Tu crois alors qu'il
aurait des maladies, toi dis ? - Elle était bien
inquiète, navrée soudain par ces informations intimes.
- Ça, j'en sais rien, fut-il
obligé de convenir, à regret, je peux rien assurer...
Mais il y a des chances avec la vie qu'il mène.
- Tout de même t'as raison, il doit prendre des
drogues... Ça doit être pour
ça qu'il est quelquefois si bizarre...
Et sa petite tête elle travaillait, à Madelon, du coup. Elle ajouta : " A
l'avenir il faudra qu'on se méfie de lui un peu... "
- T'en as pas peur quand même ? qu'il lui a demandé. Il
est rien pour toi, au moins ?... Il t'a jamais fait
d'avances ?
- Ah ça non alors, j'aurais pas voulu ! Mais on ne sait
jamais ce qui peut lui passer par la tête... Suppose par
exemple qu'il fasse une crise... Ça
fait des crises ces gens-là, avec les drogues !...
(Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Folio, p.404).
LES MOMIES.
Dans
les profondeurs, pendant ce temps-là, elle se
débrouillait la mère Henrouille. Elle travaillait pour
deux en réalité avec les momies. Elle agrémentait la
visite des touristes d'un petit discours sur ses morts
en parchemin. " Ils sont nullement dégoûtants,
Messieurs, Mesdames, puisqu'ils ont été préservés dans
la chaux, comme vous le voyez, et depuis plus de cinq
siècles... Notre collection est unique au monde... La
chair a évidemment disparu... Seule la peau leur est
restée après, mais elle est tannée... Ils sont nus, mais
pas indécents... Vous remarquerez qu'un petit enfant fut
enterré en même temps que sa mère... Il est très bien
conservé aussi le petit enfant... Et ce grand-là avec sa
chemise et de la dentelle qui est encore
après... Il a toutes ses dents... Vous remarquerez... "
Elle leur tapait sur la poitrine encore à tous pour
finir et ça faisait tambour. " Voyez, Messieurs,
Mesdames, qu'à celui-ci, il ne reste qu'un
œil... tout sec... et la
langue... qui est devenue comme du cuir aussi ! " Elle
tirait dessus. " Il tire la langue mais c'est pas
répugnant... Vous pouvez donner ce que vous voudrez en
vous en allant, Messieurs, Mesdames, mais d'habitude on
donne deux francs par personne et la moitié pour les
enfants... Vous pouvez les toucher avant de vous en
aller... Vous rendre compte par vous-mêmes... Mais ne
tirez pas fort dessus... Je vous les recommande... Ils
sont tout ce qu'il y a de fragile... "
La mère Henrouille avait songé à augmenter ses prix, dès
son arrivée, c'était question d'entente avec l'Evêché.
Seulement ça n'allait pas tout seul à cause du curé de
Sainte-Eponime qui voulait prélever un tiers de la
recette, rien que pour lui, et puis aussi de Robinson
qui protestait continuellement parce qu'elle ne lui
donnait pas assez de ristourne, qu'il trouvait.
(Voyage au bout de la nuit, Poche, 1952, p.386).
LE RÂTELIER.
Pour
l'instant le mari il ne savait plus comment se tenir, ni
mourir. (...) Il se débattait autant contre la vie que
contre la mort. Derrière la porte, sa femme écoutait la
consultation que je lui donnais, mais je la connaissais
bien moi, sa femme. En douce, j'ai été la surprendre. "
Cuic ! Cuic ! " que je lui ai fait.
Ça la pas vexée du tout et elle est même venue
alors me parler à l'oreille :
- Faudrait, qu'elle me murmure, que vous lui fassiez
enlever son râtelier... Il doit le gêner pour respirer
son râtelier... - Moi je voulais bien qu'il l'enlève en
effet, son râtelier.
- Mais dites-le-lui donc vous-même ! que je lui ai
conseillé. - C'était délicat comme commission à faire
dans son état.
- Non ! non ! ça serait mieux de votre part ! qu'elle
insiste. De moi, ça lui ferait quelque chose que je
sache...
- Ah ! que je m'étonne, pourquoi ?
-
Y a trente ans qu'il en porte un et jamais il m'en a
parlé...
- On peut peut-être le lui laisser alors ? que je
propose. Puisqu'il a l'habitude de respirer avec...
- Oh ! non, je me le reprocherais ! qu'elle m'a répondu
avec comme une certaine émotion dans la voix...
Je
retourne en douce alors dans la chambre. Il m'entend
revenir près de lui le mari. Ça
lui fait plaisir que je revienne. Entre les suffocations
il me parlait encore... (...) Dissimulée par le battant
de la porte, sa femme me faisait des signes pour que je
lui redemande encore d'enlever son râtelier. Alors je
m'approchai de son oreille au mari et je lui conseillai
à voix basse de l'enlever. Gaffe ! " Je l'ai jeté aux
cabinets !... " qu'il fait alors avec des yeux plus
effrayés encore. Une coquetterie en somme. Et il râle en
bon coup après ça. (...) Il s'est mis à baver
énormément. La fin. Plus moyen d'en sortir une phrase.
Je lui essuyai la bouche et je redescendis. Sa femme
dans le couloir en bas n'était pas contente du tout et
elle m'a presque engueulé à cause du râtelier, comme si
c'était ma faute.
- En or ! qu'il était Docteur... Je le sais ! Je sais
combien il l'a payé !... On n'en fait plus des comme ça
!... Toute une histoire.
(Voyage au bout de la nuit, Poche, Gallimard 1952, p. 372).
JE RIS...
D'ailleurs je suis doué d'une autre façon, d'une sorte
d'avantage personnel !... le système nerveux agencé que
lorsque j'ai froid, que je grelotte, comme tout le
monde, je ris !... indépendant de ma volonté... une
disposition intime... sans
forfanterie... je bluffe personne, je suis seul... c'est
seuls les " condamnés à mort "... tous en cellules
individuelles... ils vous sortent dix minutes à l'air,
en petites cages... vous rentrez, je vous ai raconté, en
bonhomme de neige... vous mettez une heure à vous
dégeler... une heure et demie... Vous me direz : Il
neige pas toujours !... comme il pleut à Rouen, à peu
près !...dégeler ça va !... de trembloter je pouffe...
il me monte une histoire... je grelotte je profite !
j'imagine un quiproquo !... une situation burlesque...
si j'esclaffe trop haut, le gaffe entre, il aime pas que
je rie... il fait semblant de me fusiller.
Merde ! j'y fais... il reboucle... il comprend pas "
merde "... c'est encore un avantage ! d'ailleurs je peux
toujours rire tout seul... même sans excès de froid...
c'est les hurleurs qui m'empêchent... les putois de
droite et gauche !... il suffit qu'on me laisse
tranquille, tout de suite il me monte une anecdote... et
je la fignole et je me marre...
(Féerie pour une autre fois, Gallimard, Folio, p.114).
LA VAISSELLE DE CHATEAUBRIANT.
Au
moment un larbin lui chuchote... qu'est-ce que c'est
?... quelqu'un !... M. de Chateaubriant est là !...
Alphonse !... il désire parler à Monsieur l'Ambassadeur
!
- Qu'il entre !... qu'il entre !...
Alphonse de Chateaubriant !... le larbin le précède... le voici ! il boite
!... il entre... notre dernière rencontre, à
Baden-Baden, il boitait moins, je crois... à l'hôtel
Brenner... il avait le même chien, un vraiment très bel
épagneul... il était habillé pareil, lui... en
personnage de son roman... depuis son film " Monsieur
des Lourdines " ... il change plus de costume... le
personnage... ample cape brune, souliers pour la
chasse... oh mais ! oh si !... le feutre tyrolien est
nouveau !... la petite plume ! d'une main l'épagneul en
laisse, l'autre main, un piolet !... où il allait comme
ça, Alphonse ?... il nous le dit tout de suite...
(...)
- Mon cher Abetz ! mon cher Céline !
La même voix qu'à Baden-Baden... très chaleureuse !... l'urgence
affectueuse !
- Pardonnez-moi ! j'arrive ici !... j'ai tout fait pour
vous prévenir mon cher Abetz ! hélas !
- Mais voyons Chateaubriant ! mais vous êtes chez vous !
- Vous êtes trop bon, cher Abetz !
(...) - Comprenez ! comprenez Céline ! comme je l'ai écrit : la victoire
appartiendra à l'âme la plus hautement trempée !... la
spiritualité d'acier !... nous avons cette qualité
d'âme, n'est-ce pas Abetz ?
-
Oh certainement Chateaubriant !
Abetz va pas le contredire !
- L'âme !... l'âme, notre arme... la bombe... je l'ai !
je l'aurai !
(...) Hoffmann comprend pas bien...
- Avec quoi votre bombe ?
- Oh cher Hoffmann !... pas une bombe d'acier ! ni
dynamite !... mille fois non !... une bombe de
concentration ! de foi ! Hoffmann !
(...)
Je vois qu'on s'entendait admirablement... d'accord sur
tout !... la célébration de la Victoire place de la
Défense, toutes les délégations d'Europe autour de la
formidable statue, dix fois plus grosse, large, haute,
que la " Liberté " de New York ! quelque chose ! l'Aède
à l'Honneur et sa barbe !
C'est à ce moment-là, je ne sais pourquoi, qu'ils se sont mis à ne plus
s'entendre... Chateaubriant réfléchissait... Abetz
aussi... Hoffmann aussi... je disais rien...
Chateaubriant rompt le silence... il a une idée !...
- Vous ne trouvez pas mon cher Abetz que pour un tel
évènement ? L'Opéra de Berlin ? l'Opéra de Paris ? les
deux orchestres ?
- Certainement ! certainement mon cher !
- La Chevauchée des Walkyries ! le seul air ! oh, le
seul air ! celui-là !
Nous étions aussi d'accord ! tout à fait ! la Chevauchée !
Mais voilà qu'il nous la siffle ! la Walkyrie !... et faux ! la Chevauchée
!... il la chantonne... encore plus faux !... il mime la
trompette avec son piolet ! de sa bouche au lustre !
comme s'il en soufflait !... tant qu'il peut !... Abetz
se permet un mot...
- Chateaubriant ! Chateaubriant ! je vous en prie !
permettez-moi !... la trompette seulement sur le do !...
final ! final ! pas sur le sol ! ce sont les trombones
sur le sol ! pas de trompettes... pas la trompette,
Chateaubriant !
- Comment, pas la trompette ?
Là je vois un homme qui se déconcerte !... d'un seul
coup ! le piolet lui tombe des mains... une seconde, sa
figure change tout pour tout... cette remarque !... il
est comme hagard !... c'est de trop !... il était en
plein enthousiasme... il regarde Abetz... il regarde la
table... attrape une soucoupe... et vlang ! y
envoie ! et encore une autre !... et une assiette !...
et un plat !... c'est la fête foraine ! plein la tête !
il est remonté ! tout ça va éclater en face contre les
étagères de vaisselles ! parpille en miettes et vlaf
!... ptaf !... partout ! et encore ! c'est du jeu de
massacre... le coup de sang d'Alphonse ! que ce
peigne-cul d'Abetz se permet que sa Walkyrie est
pas juste ! l'arrogance de ce paltoquet ! ah célébration
de la Victoire ! salut !... ptaf ! vlang !
balistique et têtes de pipes !... il leur en fout !...
fureur, il se connaît plus ! si ils planquent leurs
têtes l'Abetz et Hoffmann ! l'autre bord ! sous la table
!
(D'un château l'autre, Gallimard 1969, p.250).
LA PROMENADE DE PETAIN.
Je vous disais donc... j'aperçois Marion ! lui aussi
était de la promenade... mais à grande distance de
Pétain !... ils étaient pas à se parler... oh, du tout
!... tous les régimes, tous les temps, les ministres
s'haïssent... et pire, au moment que tout croule,
culbute !... fâcherie absolue !... l'effrénésie de
toutes les rancœurs !.. là,
c'était au point qu'ils osaient même plus se regarder
!... qu'ils en avaient sur la patate qu'ils se seraient
massacrés là à table, aux repas, d'un
œil de travers !... ils
aiguisaient leurs couteaux entre la poire et le fromage.
(...) Donc vous comprenez la promenade... distances !
Protocole ! pas question de bras-dessus, bras-dessous
!... très loin !... très loin les uns des autres !... le
Maréchal, Chef de l'Etat, très en avant, et tout seul !
son chef d'Etat-Major Debeney, le manchot, trois pas en
arrière, et à gauche... plus loin, un ministre... plus
loin encore, un autre ministre... queue leu leu...
séparés par au moins cent mètres... et puis les flics...
la procession sur au moins trois kilomètres... on pourra
dire ce qu'on voudra, je peux en parler à mon aise
puisqu'il me détestait, Pétain fut notre dernier roi de
France. " Philippe le Dernier "... la stature, la
majesté, tout !... et il y croyait !... d'abord comme
vainqueur de Verdun... puis à soixante-dix ans et mèche
promu Souverain ! qui qui résisterait ?... raide comme !
(...)
Les bombes leur arrivaient autour, presque dessus !...
sur nous aussi ! fichtre !... le carrousel dans l'air
!... ce qu'ils voulaient, pas sorcier, c'était crouler
le pont !... le pont de tout le trafic Ulm-Roumanie...
percuter !... nous en plein dessous !... Pétain et la
procession ! Mimis ! ils finiraient par viser juste !...
tout le pont sur le rab ! (...) Si on restait là, une
chose sûre, nos têtes, qu'on prendrait le pont !
totalité ! leurs bombes éclataient presque sur nous !
plein le Danube !... amont ! aval !... ils rectifiaient
!... (...) Pétain qu'avait encore rien dit... l'a dit
!... " En avant ! " et montré où il voulait ! " En avant
" !... sa canne ! " En avant " !... qu'on sorte tous de
dessous l'arche ! qu'on le suive ! " En avant ! " (...)
Je voyais les rafales ricocher... sur l'herbe !... sur
l'eau !... les herbes sauter, fauchées !... ils tiraient
comme des cochons !... la preuve, personne fut touché
!... (...) Le retour au Château... le chef en tête... et
sous les rafales !... et toute la queue leu leu de
ministres généraux amiraux... bien rajustés
reboutonnés... très dignes... et à distance !...
(D'un château l'autre, Gallimard, 1969, p. 149).
CLOWN et CHAPITEAU.
Ça
va !... Tout va ! n'importe quoi vous est permis sitôt
que vous êtes bien reconnu clown ! que vous êtes
certainement d'un Cirque !... vous êtes pas ? malheur !
pas de Chapiteau ? billot ! la hache !... Quand je pense
le " chapiteau " que j'avais !... qu'Altman qui me
traite à présent de sous-chiure de lubrique vendu
monstre, honte la France, Montmartre, Colonies et
Soviets,
se rendait malade à bouts de transes, l'enthousiasme,
l'état où le mettait le " Voyage " !... pas " in petto "
! non ! du tout ! dans le " Monde " de Barbusse !... aux
temps où Mme Triolette et son gastritique Larengon
traduisaient cette belle œuvre
en russe... ce qui m'a permis d'y aller voir en cette
Russie ! à mes frais ! pas du tout aux frais de
la princesse, comme Gide et Malraux, et tutti quanti,
députés !...
vous voyez si j'étais placé ! je vous mets les points
sur les i !... un petit peu mieux que l'agent Tartre !
crypto mon cul ! miraux morbac ! à
la retraite rien qu'à le regarder ! je remplaçais
Barbusse ! d'autor ! les Palais, Crimée, Securit !
l'U.R.S.S. m'ouvrait les bras ! j'ai de quoi me la
mordre !... ce qui est fait est fait, bien sûr !...
l'Histoire repasse pas les plats !... ils se sont
rabattus sur ce qu'ils ont pu, ce qu'ils ont trouvé !...
sous-sous délavures de Zola !... déchets de Bourget !...
la drouille ! tout drouille !... plein les caves
d'Achille !... demain Latzareff !... Madame !... Tintin
!... demain ! leurs domestiques !... le tout quiconque
colleur d'affiches... a son idée !
(D'Un château l'autre, Gallimard, 1957, p.22).
BRENNER HOTEL.
Je
vous assure qu'à Baden-Baden, Brenner Hotel, il y
avait ce qu'il faut pour enchaîner !... pas que les gens
des Koncern de Ruhr et les banques Centre-Europe-Balkans,
aussi les généraux blessés, un peu, de tous les fronts,
surtout à la table du ministre Schulze, représentant de
la Chancellerie... tout ça se privait pas je vous
jure... fines nourritures et de ces complots, trames et
horaires !... vous me direz que j'invente... pas du tout
!... chroniqueur fidèle !... il fallait y être bien
sûr... les circonstances ! c'est pas tout le monde... la
fin des repas congestionnée de gigots, de lourds
secrets, et de Bourgogne...
menus pas à résister !... finesses bout en bout, des
hors-d'œuvre aux fraises
crème battue... melba... sirop ?... plus ?... moins ?...
zest ?... et tous ces garçons du service, bien
attentionnés, à l'écoute et bien notant, hésitations,
ja et soupirs... en vraiment fines fleurs des
réseaux, cocos, fifis, geheimdienst,
Wilhelmstrasse, tutti frutti... tous les
râteliers !... aussi habiles prompts à servir quatre "
micros " d'un coup qu'à présenter faisans, langouste
deux sauces, et céleri, d'une même main ! au même moment
! à douze dîneurs... souplesse, silence, précision !...
beaucoup avaient servi Pétain et au Ritz à Paris
Goering... et pas qu'Hermann ! tous les hauts
dignitaires nazis et la baronne de Rothschild...
...
pour les paumés, loqueteux, ratés, billevesées racistes
!... l'élite c'est l'élite n'importe comment, n'importe
où !... aux autres les meetingues et la merde ! motions,
brailleries, poings levés, poings bas, pouces à
l'envers, à genoux, couchés, aux chiottes l'engeance
!... un loufiat de la Maison-Blanche, Kremlin, Vichy, ou
du " Brenner " vous a une façon de passer les raviers
que vous vous trompez pas... le " truand de base " que
ce soit chou rouge ou chou-fleur, " bortch " ou
pot-au-feu, aura toujours le pet commun, attristant...
même au beaujolais ou vodka !... tout à fait d'autres
digestions : Windsor, le Kremlin, l'Elysée !... que
demande l'Huma, l' " intelligenzia " des damnés
?... son bonheur, ferveur ?... avoir les mêmes pets que
Kroukroutchev ou Picasso !... être damné comme !... pas
si facile !... style, traditions, épaisses moquettes,
plats aucun bruit !... holà, manants !
" Voulez-vous je vous prie, ce consommé aux pointes ?... mieux lié !...
- Mille grâces, Altesse "
Voilà !... ainsi du turbot !... vous n'avez pas à le dire deux fois !...
(Nord,
Folio, Gallimard, 1988, p.15).
L'ORDRE A BERLIN...
Moi, mes cannes, Lili, Bébert, nous voici touristes...
cherchons un hôtel ! cette ville a déjà bien souffert...
que de trous, et de chaussées soulevées !... drôle, on
n'entend pas d'avions... ils s'intéressent plus à Berlin
?... je comprenais pas, mais peu à peu j'ai saisi...
c'était une ville plus qu'en décors... des rues entières
de façades, tous les intérieurs croulés, sombrés dans
les
trous...
pas tout, mais presque... il paraît à Hiroshima c'est
beaucoup plus propre, net, tondu... le ménage des
bombardements est une science aussi, elle n'était pas
encore au point... là les deux côtés de la rue faisaient
encore illusion... volets clos... aussi ce qu'était
assez curieux c'est que sur chaque trottoir, tous les
décombres, poutres, tuiles, cheminées, étaient
amoncelés, impeccable, pas en tas n'importe comment,
chaque maison avait ses débris devant sa porte, à la
hauteur d'un, deux étages... et des débris numérotés
!... que demain la guerre aille finir, subit... il leur
faudrait pas huit jours pour remettre tout en place...
Hiroshima
ils ne pourraient plus, le progrès a ses mauvais
côtés... là Berlin, huit jours, ils remettaient tout
debout !... les poutres, les gouttières, chaque brique,
déjà repérées par numéros, peints jaune et rouge... là
vous voyez un peuple s'il a l'ordre inné... la maison
bien morte, qu'un cratère, tous ses boyaux, tuyaux hors,
la peau, le cœur, les os,
mais tout son dedans n'empêche en ordre, bien agencé,
sur le trottoir... comme l'animal aux abattoirs, un coup
de baguette, hop ! vous rattraperait tous ses viscères !
hop !... se remettrait à galoper ! Paris aurait été
détruit vous voyez un peu les équipes à la
reconstruction !... ce qu'elles feraient des briques,
poutres, gouttières !... peut-être deux, trois
barricades ?...
(Nord, Folio, Gallimard, 1988, p. 54).
PENSEES DE PRISON...
Il
s'élance ! reporter, porteur, rapporteur, zozoteur !
Frit suis !
- Ah, l'état de misère, qu'il me trouve !... Il hésite à
rien, baratin ! cette injustice que je subis !
- Ah mon cher Maître, la France est folle !... Ah
l'infernal quiproquo !... le génie irradiant d'Europe
!... le Bikikini du Roman ! Ah si vous saviez les
Berbères si on les bomine cette année !... Ah, bo ! bo !
bo ! bo ! cher Maître ! Ah, c'est effroyable ! tenez que
la ba ! ba ! ba ! ve ! me sèche ! Mi ! mi ! mina ! Bobo
! nable !
Ce trou ! ce trou là ! vous retrou ! trou ! ve ! vous ! vous ! Si on les
voudrait em ! bro ! bro ! pa ! paler vos ennemis ! Ah,
parlez-moi Maître ! parlez-moi ! Ba ! ba ! bastille ! Je
sais plus ce que je dis ! mavelune ! l'émotion Maître !
l'émotion ! Dites-moi que vous avez confiance ! C'est
rien la prison ! c'est rien ! Espoir ! Liberté ! vous
vous reniez pas au moins Maître ? Ah je savais bien que
je vous ferais plaisir ! Panache ! Gloire ! Honneur !
Victoire ! Racca ! You ! You ! Envie ! Racca ! tout !
Vous ! Vous !... Ce trou-là ! vous ! vous ! vous
retrouve ! ni chaud ! ni froid ! votre pauvre figure !
ah you... you... you !...
Si on les voudrait em... bro... bro... cher ! pa... pa...
paler !... Maître parlez donc ! Ah ! j'aurais pris mon
appareil vous savez ?... votre choix ! un disque...
parlez ! parlez-moi ! confiance ! plus un seul Français
qui les pleure !... l'état qu'ils vous mettent !...
Maître ! maître ! l'é ! émotion !... vos pauvres yeux
!... au four tous ! tout ! mille fours !... moche ! moch
! moche !... dites-moi ! dites-moi là !... hurlez ! que
vous êtes plus fort que tout ! jurez-moi Maître ! Ah
c'est fini ! pas un Cassel qu'on leur regrette ! dix
mille ! cent mille ! deux cent mille grils ! Vous
verriez la France à présent ! Vous arriveriez au Bourget
! 40 000 bouquets ! fillettes porteront ! menottes et
tout ! Vous pouvez pas vous rendre compte du bien qu'on
dit partout de vous ! L'écrivainissime du Siècle ! pas
entrefilet ! " à la une ! " pleine page et photos !
votre chat ! votre dame ! votre pauvre figure ! vos
cheveux longs ! et au Palais donc ! et à Fresnes ! si on
vous pense !
La façon que vous fûtes outragé la France dort plus !
Spolié ! vilipendié ! craché ! Brasillach tout le monde
s'en fout, il est mort ! Le monde c'est des photos qu'il
veut ! des disques ! des paroles ! Il veut de la viande
et des photos ! Montrez-moi votre fesse où elle saigne !
Là placez-vous Maître ! Maître ! votre culotte !
Agenouillez-vous !... A genoux ! A genoux ! Là dans la
raie de jour que je l'aye ! que... que j'aye tout !
votre figure aussi ! Maître ! pleurez ! le tabouret
aussi ! bien ! votre planchette ! votre
œil !... frottez !... qu'il
saigne !...
(Féerie pour une autre fois, Folio, 1977, p.68).
CHASSE AUX JUIFS...
Après
un cycle préparatoire dont on peut tout supposer, la
séance inaugurale eut lieu, au siège de l'Institut, rue
la Boëtie, dans la galerie de tableaux du marchand
Rosemberg, transformée en salle de spectacles. J'étais
invité. J'avais repéré et salué tout de suite Céline,
incognito, acagnardé tout au fond, dans l'angle,
enseveli dans sa peau de mouton et son cache-nez
pisseux, le regard filtrant à peine entre les paupières
somnolentes. Il n'y avait aucun siège libre près de lui.
Je m'étais installé plus avant.
Sur l'estrade, le président-chaisier épelait en transpirant sous l'effort
un gros paquet de dactylographie. Il lisait " Léon Blume
", comme " plume ". Parmi les membres du comité, trônait
près de lui un vieux capitaine, retraité de la
coloniale, cuit jusqu'à l'os dans le mandarin et qui
avait déjà visiblement arrosé cette fête.
Tandis que le chaisier ânonnait, j'entendais s'élever du
coin de Ferdinand des grommellements d'un timbre sur
lequel je ne pouvais pas me tromper. Au fur et à mesure
de la lecture interminable et trébuchante, la
contrebasse célinienne se faisait plus distincte.
- La tyran... tyrannie... judo... judéo-marxiste...
- Et la connerie aryenne, dis, t'en causes pas ?
Cinquante paires d'yeux de policiers amateurs, tournant dans tous les
sens, s'efforçaient d'identifier le sacrilège. Soudain,
un cri suraigu de femelle :
- C'est lui ! Un Juif ! Un Juif ! Là !
Dans la seconde suivante, à trois mètres de moi, un personnage au profil
charnu était arraché de son fauteuil. Le capitaine,
bondissant de l'estrade comme un tigre éméché, était sur
lui, les poings en action, visant la scandaleuse
proéminence nasale. Le " Juif " ripostait crânement,
hurlant : " Je suis Baudinière ! L'éditeur Baudinière,
nom de Dieu ! Condamné à mort par Radio-Londres ! "
Le capitaine n'entendait rien. A travers la grêle de
coups, on parvint cependant à séparer les pugilistes,
l'un et l'autre le nez en marmelade, saignant comme des
bœufs. Le capitaine, très
satisfait, regagnait l'estrade, le col déchiré, couvert
de sang jusqu'à la braguette. Immobile, stupidement
solennel, le président enchaînait :
- Depuis que les valets des Ro-childe...
Bon ! Voilà que Ferdinand, toujours insaisissable, de la voix la plus
déraillante du Grand-Palais, se mettait à barytonner
la Madelon de la Victoire :
- Nous avons gagné la guerre...
La détectrice d'Hébreux, frémissante, se dressait de nouveau :
- Le Juif ! Là-bas au fond ! Voyez-le !
Mais le perturbateur, subitement faisait école. La moitié de l'assistance
se levait :
- Assez ! Terminé, le cirque ! Grotesques ! Le crochet !
Rideau !
Le chaisier, au désespoir, brandissait ses feuilles :
- Mais j'ai encore tout ça à vous lire !
- Hou ! Hou !
Je gagnai la porte, au milieu d'un tumulte irréparable.
Céline n'avait pas bougé. Dans le vestibule, le plus
gras des Souabes se désolait :
- On ne pourra chamais rien gonsdruire avec les Vranzais
!
C'est ainsi que j'ai vu l'auteur de Bagatelles saboter des assises
antisémites, qui se seraient d'ailleurs bien coulées
sans lui, et se mettre à deux doigts d'être lynché pour
judaïsme patent.
(Lucien Rebatet, Cahiers de l'Herne, Poche-Club, 1968, p.40).
GUIGNOL'S GANG.
L'anecdote
est inédite. Je la dois à l'un des participants de ce
déjeuner, qui par la suite fit une brillante carrière
dans l'édition française. Autour de Drieu La Rochelle et
de sa compagne du moment étaient réunis ce jour-là à
table, en décembre 1943,
sous l'Occupation, quelques amis et relations, dont
Céline (qui s'était laissé pousser alors une petite
barbiche, en raison d'une blessure au menton qui
l'empêchait de se raser) et Otto Abetz, l' " ambassadeur
" de l'Allemagne hitlérienne à Paris (impeccablement
vêtu d'un costume de tweed et d'une cravate club).
De tout le repas, Céline n'ouvrit pas la bouche. Voyeur
et auditeur bougon, dans son coin. Comme d'habitude. Au
dessert cependant, pointant son doigt sur Abetz et sa
belle tenue, il dit avec un drôle de sourire : " Ah !
Ah ! Abetz ! Prudent ! Prévoyant ! British ! British ! "
Un ange passa sur l'assemblée. Sans s'émouvoir,
Céline reprit, se désignant cette fois et caressant sa
provisoire barbichette : " Mais moi, Abetz, plus
prévoyant encore ! Moujik, moujik ! "
(A l'occasion de la rediffusion de l'émission sur Céline (Arte, 23
mai), Frédéric Vitoux a confié dans Le Nouvel
Observateur (21-27 mai 1994) ce témoignage).
LES COURSES.
Mais
aussi, faut dire que Courtial il rejouait aux courses.
Il était retourné aux " Emeutes "... Il avait dû régler
Naguère... Enfin toujours, ils se recausaient... Je les
avais bien vus... Il avait gagné comme ça, mon dabe, en
une seule séance, à Enghien, d'un coup six cents francs
sur " Carotte " et puis encore sur " Célimène " deux
cent cinquante à Chantilly... Ça
l'avait grisé... Il allait risquer davantage...
Le lendemain matin, il m'arrive comme ça tout chaud dans la boutique...
Il m'attaque d'autor...
- Ah ! dis-donc Ferdinand ! La veine ! La voilà ! C'est
la veine !... Voici !... Tu m'entends, dix ans, dix
années !... que je trinque presque sans arrêt !...
Ça suffit !... J'ai la main
!... Je la laisse plus tomber !... Regarde !... Il me
montre le " Croquignol " un nouveau canard des courses
qu'il avait déjà tout biffé... en bleu, rouge, vert,
jaune ! Je lui réponds moi aussitôt...
- Attention , Monsieur des Pereires ! Nous sommes déjà
le 24 du mois... Nous avons quatorze francs en caisse
!... Taponier est bien gentil... assez patient, il faut
le dire, mais enfin quand même, il veut plus livrer
notre cancan !... J'aime autant vous prévenir tout de
suite ! Ça fait trois mois
qu'il m'engueule chaque fois que j'arrive rue
Rambuteau... C'est plus moi qu'irait le relancer ! même
avec la voiture à bras !
-
Fous-moi la paix Ferdinand ! Fous-moi la paix... Tu
m'obsèdes ! Tu me déprimes avec tes ragots... Tes
sordidités... Je sens ! Je sens ! Je sens ! Demain, nous
serons sortis d'affaire !... Je ne peux plus perdre une
minute dans les ergotages ! Retourne
dire à ce Taponier...
De ma part tu m'entends bien ! De ma part cette fois...
Ce salaud-là, quand j'y repense ! Il est gras à ma santé
!... Ça fait vingt ans que
je le nourris ! Il s'est constitué une fortune ! Gonflé
! Plusieurs ! Colossales ! avec mon journal !... Je veux
faire encore quelque chose pour ce saligaud ! Dis-lui !
Tu m'entends ! Dis-lui ! Qu'il peut miser toute son
usine, toute sa bricole, son attirail ! son ménage ! la
dot de sa fille ! sa nouvelle automobile ! tout ! son
assurance ! sa police ! qu'il ne laisse rien à la traîne
! la bicyclette de son fils ! Tout ! retiens bien ! Tout
! sur " Bragamance " gagnant... je dis " gagnant " ! pas
" placé " ! dans la " troisième " ! Maisons, jeudi !...
Voilà ! C'est comme ça mon enfant !... Je le vois le poteau ! et 1800
francs pour cent sous ! Tu m'entends exactement 1887...
en fouille !... Retiens-bien ! Avec ce qui me reste sur
l'autre " report "... ça nous fera pour tous les deux !
53 498 francs ! Voilà ! net !... Bragamance !... Maisons
!... Bragamance !... Maisons !..
Il a continué à causer... Il entendait pas mes
réponses... Il est reparti par le couloir...C'était
devenu un somnambule...
Le lendemain, je l'ai attendu, tout l'après-midi... qu'il arrive... qu'il
vienne un peu avec les cinquante-trois sacs... Il était
passé cinq heures... Le voilà enfin qui s'amène... Je le
vois qui traverse le jardin ... Il regarde personne dans
la boutique... Il vient vers moi directement... Il
m'attrape par les épaules... Il me serre dans ses
bras... Il bluffe plus... Il sanglote... " Ferdinand !
Ferdinand ! Je suis un infect misérable ! Un abominable
gredin... Tu peux parler d'infamie !... J'ai tout perdu
Ferdinand ! Tout notre mois, le mien ! le tien ! mes
dettes ! les tiennes ! le gaz ! tout !... Je dois encore
la mise à Naguère !... Au relieur, je lui dois dix-huit
cents francs... A la concierge du théâtre j'ai emprunté
encore trente balles... Je dois encore en plus cent
francs au garde-barrière de Montretout !... Je vais le
rencontrer ce soir !... Tu vois dans quelle tourbe je
m'enfonce ! Ah ! Ferdinand ! Tu as raison ! Je croule
dans ma fange !... "
(Mort à crédit, Gallimard, 1990,
p. 451).
LA MACHINE A ECRIRE.
" Tonnerre de bordel de Nom de Dieu ! Mais il est
canaille jusqu'au sang ! Il s'arrêtera plus devant rien
!... Tu devrais tout de même savoir !... Ne rien lui
confier !... Pas un centime ! Pas un sou !... Tu me
l'avais juré quinze fois ! vingt fois ! Cent mille fois
!... Et quand même il faut que tu recommences ! Ah ! tu
es incorrigible ! " Il rebondit dessus son tabouret...
Il vient exprès pour m'insulter en face... Il traverse
encore toute la pièce. Il me bave dans la tronche, il se
boursoufle à plein... il s'enfurie vis-à-vis... C'est sa
performance d'ouragan !... Je vois ses yeux tout contre
mon blaze... Ils se révulsent drôle... Ils lui
tremblotent dans ses orbites... C'est une tempête entre
nous deux. Il bégaye si fort en rage qu'il explose de
postillons... il m'inonde !
(...)
Il recommence ses tremblements, il saccade de toute sa
carcasse, il se connaît plus... Il crispe les poings...
Tout son tabouret craque et danse... Il se rassemble, il
va ressauter... Il revient me souffler dans les narines,
des autres injures... toujours des autres... Je sens
aussi moi monter les choses... Et puis la chaleur... Je
me passe mes deux mains sur la bouille... Je vois tout
drôle alors d'un seul coup !... Je peux plus voir... Je
fais qu'un bond... Je suis dessus ! Je soulève sa
machine, la lourde, la pesante... Je la lève tout en
l'air. Et plac !... d'un bloc là vlac !...je la lui
verse dans la gueule ! Il a pas le temps de parer !...
Il en culbute sous la rafale, tout le bastringue à la
renverse !... La table, le bonhomme, la chaise, tout le
fourniment viré en bringue... Tout ça barre sur les
carreaux... s'éparpille... Je suis pris aussi dans la
danse... Je trébuche, je fonce avec... Je peux plus
m'empêcher... Il faut là, que je le termine le fumier
salingue ! Pouac !
Il retombe sur le tas... Je vais lui écraser la trappe
!... Je veux plus qu'il cause !... Je vais lui crever
toute la gueule... Je le ramponne par terre... Il
rugit... Il beugle... Ça va
! Je lui trifouille le gras du cou... Je suis à genoux
dessus... Je suis empêtré dans les bandes, j'ai les deux
mains prises. Je tire. Je serre. Il râle encore... Il
gigote... Je pèse... Il est dégueulasse... Il couaque...
Je pilonne dessus... Je l'égorge... Je suis accroupi...
Je m'enfonce plein dans la bidoche... C'est moi... C'est
la bave... Je tire... J'arrache un grand bout de
bacchante... Il me mord, l'ordure !... Je lui trifouille
dans les trous... J'ai tout gluant... mes mains
dérapent... Il se convulse... Il me glisse des doigts...
Il m'agrafe dur autour du cou... Il m'attaque la
glotte... Je serre encore. Je lui sonne le cassis sur
les dalles... Il se détend... Il redevient tout
flasque... Il est flasque en dessous mes jambes... Il me
suce le pouce... Il me suce plus... Merde ! Je relève la
tête au moment... Je vois la figure de ma mère tout
juste là au ras de la mienne... Elle me regarde, les
yeux écarquillés du double... Elle se dilate les châsses
si larges que je me demande où on est !... Je lâche le
truc... Une autre tête qui surgit des marches !...
au-dessus du coin de l'escalier...
C'est Hortense celle-là ! C'est certain !
Ça y est ! C'est elle ! Elle
pousse un cri prodigieux... " Au secours ! Au secours !
" qu'elle se déchire... Elle me fascine alors aussi...
Je lâche mon vieux... Je ne fais qu'un saut... Je suis
dessus l'Hortense !... Je vais l'étrangler ! Je vais
voir comment qu'elle gigote elle ! Elle se dépêtre... Je
lui barbouille la gueule... Je lui ferme la bouche avec
mes paumes... Le pus des furoncles, le sang plein ça
s'écrase, ça lui dégouline... Elle râle plus fort que
papa... Je la cramponne... Elle se convulse... Elle est
costaude... Je vais lui serrer aussi la glotte... C'est
la surprise... C'est comme un monde tout caché qui vient
saccader dans les mains... C'est la vie !... Faut la
sentir bien... Je lui tabasse l'occiput à coups butés
dans la rampe... Ça cogne...
Elle ressaigne des tiffes... Elle hurle ! C'est fendu !
Je lui fonce un grand doigt dans l'œil...
J'ai pas la bonne prise... Elle se dégrafe... Elle a
rejailli... Elle se carapate... Elle a de la force...
Elle carambole dans les étages... Je l'entends hurler du
dehors... Elle ameute... Elle piaille jusqu'en haut... "
A l'assassin ! A l'assassin !... " J'entends les échos,
les rumeurs. Voilà une ruée qui s'amène... ça cavalcade
dans la boutique, ça grouille en bas dans les marches...
Ils se poussent tous à chaque étage... Ils
envahissent... J'entends mon nom... Les voilà ! Ils se
concertent encore au deuxième... Je regarde...
Ça émerge, c'est Visios !
C'est lui le premier qui débouche...
Depuis l'escalier, il a fait qu'un bond... Il est là,
campé, en arrêt, farouche, résolu... Il me braque tout
contre un révolver... Sur la poitrine... Les autres
fias, ils me passent par derrière, ils m'encerclent, ils
m'engueulent, ils groument... Ils me filent des menaces,
des injures... Le vieux est toujours dans les pommes...
Il est resté écroulé... Il a un petit ruisseau de sang
qui lui part de sous la tête... J'ai plus la colère du
tout... C'est différent... Il se baisse le Visios, il
touche le paquet, il grogne papa, ça râle un peu...
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p. 375).
LUI, LE MONSTRE !...
Evidemment même abrégeant au possible, je vous ai
demandé beaucoup... lecteur patient, certes, presque
attentif, ami ou ennemi, vous approchez de la millième
page, vous n'en pouvez plus... butant, ma faute !...
de-ci, de-là, d'un mot... un autre... au trop long cours
de ce pensum... vous fûtes arrêté par un " merde "...
oh, oh mais que vous fûtes satisfait !... pristi !...
Théodule Ribot nous affirme " l'homme ne voit que ce
qu'il regarde, et ne regarde que ce qu'il a déjà dans
l'esprit "...
de
là de Ribot, à conclure que la ciboule du lecteur n'est
qu'un gros étron, vous pensez, quelle pente facile !...
répugnante vengeance !... surtout vers un auteur comme
moi, honni au possible, par tant de plagiaires, jaloux
tous poils, bords, droite gauche ou centre... dénoncé
monstre ennemi de l'homme, traître à tout, de Cousteau
condamné à mort, à Madeleine Jacob, muse des charniers,
de " l'Huma " à l' " Echo du Pape "... rarissime que les
hommes s'entendent... surtout les Français...
notons, vous notez, vous ne les verrez jamais d'accord,
sur les mérites, vertus, ou crimes, de personne !... de
n'importe qui... même archi-saouls, dégueulant,
roulant... que ce soit sur Landru, Petiot, Clémenceau,
Poincaré, Pétain, Guillaume II, Mistinguett, De Gaulle,
Dreyfus, Déroulède, Bougrat... controverses
dialectiques, baveries, à plus finir !... le petit
succès de mon existence c'est d'avoir tout de même
réussi ce tour de force qu'ils se trouvent tous
d'accord, un instant, droite, gauche, centre,
sacristies, loges, cellules, charniers, le comte de
Paris, Joséphine, ma tante Odile, Kroukroubezeff, l'abbé
Tirelire, que je suis le plus grand ordure vivant ! de
Dunkerque à Tamanrasset, d'U.R.S.S. en U.S.A... tous ces
pauvres films, soi-disant d'horreur, me font rire !...
(Nord, Folio, Gallimard, 1988, p.493).
LA
TRAVERSEE VERS L'ANGLETERRE.
Question
de vente, c'était d'un coup devenu si mou qu'il a
fallu une vraie panique pour qu'on se décide à
l'excursion... Qu'on s'embarque tous pour
l'Angleterre... C'était le retour très prochain qui nous
affolait... qui nous poussait aux extrêmes...
On est partis au lever du jour, à peine le temps d'un café-crème... Le
pécule à Grand'mère... ça y est !... on l'avait à moitié
flambé !...
Sur le bateau, on est arrivés en avance... On était bien
aux plus petites places, juste sur l'étrave... On voyait
tout l'horizon admirablement... Je devais signaler moi
le premier la côte étrangère... Le temps était pas
mauvais, mais quand même dès qu'on s'est éloignés un
peu, qu'on a perdu de vue les phares, on a commencé à
mouiller... Ça devenait une
balançoire et de la vraie navigation... Ma mère alors
s'est résorbée dans l'abri pour les ceintures... C'est
elle la première qu'a vomi à travers le pont et dans les
troisièmes... Ça a fait le
vide un instant...
- " Occupe-toi de l'enfant, Auguste ! " qu'elle a eu le
temps juste de glapir... Y avait pas mieux pour
l'excéder...
D'autres personnes alors s'y sont mises à faire des
efforts inouïs... par-dessus bord et bastingages... Dans
le balancier, contre le mouvement, on dégueulait sans
manière, au petit bonheur... Y avait qu'un seul cabinet
au coin de la coursive... Il était déjà rempli par
quatre vomitiques affalés, coincés à bras-le-corps... La
mer gonflait à mesure... A chaque houle, à la remontée,
un bon rendu... A la descente au moins douze bien plus
opulents, plus compacts... Ma mère sa voilette, la
rafale la lui arrache, trempée... elle va plaquer sur la
bouche d'une dame à l'autre extrémité... mourante de
renvois... Plus de résistance ! Sur l'horizon des
confitures... la salade... le marengo... le
café-crème... tout le ragoût... tout dégorge !...
A même les planches, ma mère à genoux, s'efforce et
sourit sublime, la bave lui découle...
- Tu vois qu'elle me remarque, à contre-tangage...
horrible... Tu vois toi aussi Ferdinand il t'est resté
sur l'estomac le thon !... Nous refaisons l'effort
ensemble. Bouah !... et Bouah !... Elle s'est trompée !
c'est les crêpes !... Je crois que je pourrais produire
des frites... en me donnant plus de mal encore... En me
retournant toute la tripaille en l'extirpant là sur le
pont... J'essaye... je me démène... Je me renforce... Un
embrun féroce fonce dans la rambarde, claque, surmonte,
gicle, retombe, balaye l'entrepont... L'écume emporte,
mousse, brasse, tournoye entre nous toutes les
ordures... On en ravale... On s'y remet... A chaque
plongée l'âme s'échappe... on la reprend à la montée
dans un reflux de glaires et d'odeurs... Il en suinte
encore par le nez, salées. C'est trop !... Un passager
implore pardon... Il hurle au ciel qu'il est vide !...
Il s'évertue !... Il lui revient quand même une
framboise !... Il la reluque avec épouvante... Il en
louche... Il a vraiment plus rien du tout !... Il
voudrait vomir ses deux yeux... Il fait des efforts pour
ça... Il s'arcboute à la mâture... Il essaye qu'ils lui
sortent des trous... Maman elle, va s'écrouler sur la
rampe... Elle se revomit complètement... Il lui est
remonté une carotte... un morceau de gras... et la queue
entière d'un rouget...
Là-haut près du capitaine, les gens des premières, des
secondes ils penchaient pour aller au refile, ça
cascadait jusque sur nous... A chaque coup de lame dans
les douches on ramasse des repas entiers... on est
fouettés de détritus, par les barbaques en filoches...
Ça monte là-haut par
bourrasques... garnissent les haubans...
Ça mugit la mer autour,
c'est la bataille des écumes...
Papa en casquette jugulaire, il patronne nos évanouissements... il
pavoise, il a de la veine lui, il a le cœur
marin !... Il nous donne de bons conseils, il veut qu'on
se prosterne davantage... qu'on rampe encore un peu
plus... Une passagère débouline... Elle vadrouille
jusque sur maman... elle se cale pour mieux dégueuler...
Un petit clebs aussi rapplique, rendu si malade qu'il en
foire dans les jupons... Il se retourne, il nous montre
son ventre... Des chiots on pousse des cris horribles...
C'est les quatre personnes qui sont bouclées qui peuvent
plus vomir du tout, ni pisser... ni chiader non plus...
Elles se forcent maintenant sur la lunette... Elles implorent qu'on les
assassine... Et le rafiot cabre encore plus... toujours
plus raide, il replonge...il se renfonce dans l'abîme...
dans le vert foncé... Il rebascule tout entier... Il
vous resoulève, l'infect, tout le creux du bide...
(Mort
à crédit, Gallimard, 1990, p. 139).
LE TRICYCLE D'EDOUARD.
Le
premier tricycle d'Edouard c'était un monocylindre,
trapu comme un obusier avec un demi-fiacre par devant.
On s'est levé ce dimanche-là encore bien plus tôt que
d'habitude. On m'a torché le cul à fond. On a attendu
une heure, au rendez-vous de la rue Gaillon que l'engin
arrive. Le départ pour la randonnée c'était pas une
petite affaire. Ils s'étaient mis au moins six pour le
pousser depuis le pont Bineau. On a rempli les
réservoirs. Le gicleur a bavé partout. Le volant avait
des renvois... Y a eu des explosions horribles. On a
remis ça à la volée, à la courroie... On s'attelait
dessus à trois ou six... Enfin une grande détonation
!... Le moteur se met à tourner. Il a pris feu encore
deux fois... On l'a rapidement éteint.
Mon oncle a dit : " Montez Mesdames ! Je crois à présent
qu'il est chaud ! On va pouvoir se mettre en route !...
" La foule se pressait alentour. On s'est coincés
Caroline, ma mère et moi-même, si bien ficelés sur la
banquette, empaquetés de telle façon, si fort souqués
dans les nippes et par les agrès que seule ma langue a
dépassé. Avant de partir je prenais quand même une bonne
petite beigne, pour pas que je me croye tout permis.
Le tricar, il se cabrait d'abord et puis il retombait
sur lui-même... Il ruait encore deux, trois secousses...
Des cracs affreux et des hoquets... La foule refluait
d'épouvante. On croyait déjà tout fini... Mais le truc
en saccades intenses gravissait la rue Réaumur... Mon
père avait loué un vélo... (...) Mon oncle juché sur son
enfer, en scaphandrier poilu, environné de mille
flammèches, nous adjure au-dessus du guidon de nous
cramponner au bazar... Mon père nous suit à la trace. Il
pédale à notre secours. Il ramasse tous les morceaux au
fur et à mesure qu'ils se débinent, des bouts de
commande et des boulons, des petites goupilles et des
grosses pièces.
Ça
dépend des pavés le désastre... Ceux de Clignancourt
nous firent sauter les trois chaînes... Ceux de la
barrière de Vanves c'était la mort des ressorts avant...
On a perdu toutes les lanternes et la trompe à gueule de
serpent dans les petits cassis, au-dessus des travaux de
la Villette... Vers Picpus et la Grand' route, on a
perdu tellement de choses, que mon père en oubliait...
Je l'entends encore jurer derrière, " que ça devenait la fin du monde !
Qu'on serait surpris par la nuit ! "
(Mort à crédit,
Gallimard, 1990, p.77).
LE GUERIDON.
La
seule fierté de notre boutique, c'était le guéridon du
milieu, un Louis XV, le seul vraiment qu'on était sûr.
On nous le marchandait fréquemment, on essayait pas trop
de le vendre. On aurait pas pu le remplacer.
Les Brétonté, nos clients fameux du Faubourg, ils l'avaient remarqué
depuis longtemps... Ils ont demandé qu'on le leur prête,
pour meubler une scène de théâtre, une comédie qu'ils
donnaient, avec des autres gens du monde, en leur hôtel
particulier. En faisaient partie les Pinaise et puis les
Couloumanche, et les Dorange dont les filles louchaient
si fort, et puis encore de nombreux autres, qu'étaient
des clients plus ou moins. Les Girondet, les Camadour et
les De Lambiste, les parents des ambassadeurs... Le
dessus du panier !... Ça se
passerait un dimanche tantôt. Madame Brétonté était sûre
qu'ils remporteraient un vif succès avec leur théâtre.
Elle est revenue plus de dix fois nous relancer au
magasin. On pouvait pas leur refuser, c'était pour une
œuvre charitable. Pour qu'il
lui arrive rien à notre guéridon, on l'a transporté
nous-mêmes, le matin, sous trois couvertures, dans un
fiacre. On est revenu à l'heure juste pour occuper nos
trois places, trois tabourets près de la sortie.
Le rideau était pas levé, mais déjà c'était ravissant, toutes les dames
en grands atours faisaient mille chichis et flaflas.
Elles sentaient bon à défaillir... Ma mère reconnaissait
sur elles toutes les beautés de son magasin. Ses
boléros, ses fins rabats, ses " Chantilly ". Elle se
souvenait même des prix. Elle s'émerveillait des "
façons "... Comme c'était seyant ces guipures !... Comme
tout ça leur allait donc bien !... Elle était ravie.
(...) Notre guéridon, c'est justice, il fait là joliment
bien !... Tous. Les mains, les coudes, les bides de
l'intrigue... Ils sont venus raboter contre... La
Pinaise l'empoignait si fort qu'il a craqué à distance,
mais le plus dur, ce fut quand le beau Dorange lui-même,
dans un instant très tragique, a voulu s'assoir
dessus... Maman son sang ne fit qu'un tour...
Heureusement qu'il a rebondi... Presque aussitôt...
(...) Sur nos tabourets, tous les trois, on attendait, on osait pas encore
piper... On attendait bien patiemment que la foule
s'écoule pour reprendre notre guéridon... On a vu tous
les acteurs ceux de tout à l'heure qu'étaient maintenant
tous assis autour de notre table. Ils jouaient aux
cartes tous ensemble, les Pinaise, les Couloumanche, les
Brétonté, les Dorange et le vieux banquier Kroing... Ils
se faisaient tous vis-à-vis...
Kroing,
c'était un petit vieillard drôle, il venait souvent rue
Montorgueil chez ma grand'mère, toujours extrêmement
aimable, parfaitement ratatiné, il se parfumait à la
violette, il empestait toute la boutique. Il
collectionnait qu'un chose, le seul intérêt pour lui,
les cordons de sonnette Empire.
La partie du guéridon elle a débuté très aimablement. Ils se donnaient
gentiment des cartes et puis ils se sont un peu aigris,
ils se sont mis à parler plus sec, plus du tout comme
dans le théâtre... C'était plus pour rire qu'ils se
causaient. Ils se répliquaient par des chiffres.
(...) Sur le guéridon, le fric s'entassait... Le vieux Kroing il
labourait la tablette avec les deux mains... Devant les
Pinaise, le tas grossissait encore, gonflait
davantage... comme une bête... Les Brétonté c'était le
contraire... Ils perdaient leur flouze... Ils étaient
tout pâles... Ils avaient plus un sou devant eux... Mon
père il blêmissait aussi. Je me demandais ce qu'il
allait faire ! Y avait déjà au moins deux heures qu'on
attendait que ça finisse... Ils nous avaient oubliés...
C'est les Brétonté qui se sont redressés tout d'un
coup... Ils offraient un nouvel enjeu... leur château en
Normandie ! Ils l'ont proclamé... Sur trois tours de
cartes !... Et c'est le petit Kroing qu'a gagné... Il
avait pas l'air content... le Brétonté l'homme il s'est
relevé à nouveau... Il a murmuré comme ça : " L'Hôtel je
le joue !... L'Hôtel où nous sommes !... "
Ma mère fut comme foudroyée... Elle a sauté comme un ressort. Mon père a
pas pu la retenir... Toute clopinante elle a escaladé la
scène... La voix encore bien émue elle a dit comme ça
aux grands joueurs : " Messieurs, Mesdames, il faut
qu'on s'en aille nous autres avec notre petit garçon...
Il devrait déjà être couché... Nous allons reprendre
notre table... "
(...) Encore des années plus tard, mon père il racontait
les choses... avec des mimiques impayables... Ma mère
supportait mal ce récit... Ça
lui rappelait trop d'émotions... Il montrait toujours
l'emplacement au beau milieu du guéridon, la place bien
exacte, d'où nous avions vu nous autres, en quelques
minutes, des millions et des millions, et tout l'honneur
d'une famille et tous les châteaux s'envoler.
(Mort à
crédit, Gallimard, 1990, p.94).
RAPPORT AU COLONEL.
L'homme
arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose
d'articulé :
- Le maréchal des logis Barousse vient d'être tué, mon
colonel, qu'il dit tout d'un trait.
- Et alors ?
- Il a été tué en allant chercher le fourgon à pain sur
la route des Etrapes, mon colonel !
- Et alors ?
- Il a été éclaté par un obus !
- Et alors, nom de Dieu !
- Et voilà ! mon colonel...
- C'est tout ?
- Oui, c'est tout, mon colonel.
- Et le pain ? demanda le colonel.
(Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1952, p. 22).
LE DERRIERE SALE.
Mon
père, en prévision que je serais sans doute voleur, il
mugissait comme un trombone. J'avais vidé le sucrier
avec Tom un après-midi. Jamais on l'a oublié. Comme
défaut en plus j'avais toujours le derrière sale, je ne
m'essuyais pas, j'avais pas le temps, j'avais l'excuse,
on était toujours trop pressés...
Je me torchais toujours aussi mal, j'avais toujours une gifle en
retard... Que je me dépêchais d'éviter... Je gardais la
porte des chiots ouverte pour entendre venir... Je
faisais caca comme un oiseau entre deux orages...
Je bondissais, à l'autre étage, on me retrouvait pas...
Je gardais la crotte au cul des semaines. Je me rendais
compte de l'odeur, je m'écartais un peu des gens. " Il
est sale comme trente-six cochons ! Il n'a aucun respect
de lui-même ! Il ne gagnera jamais sa vie ! Tous ses
patrons le renverront ! "... Il me voyait l'avenir à la
merde... " Il pue !... Il retombera à notre charge !...
"
Papa voyait lourd, voyait loin. Il renforçait ça en latin : " Sana...
Corpore sano "... Ma mère savait pas quoi répondre.
(Mort
à crédit, Gallimard, 1990, p.74).
LA LECON D'HISTOIRE.
Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent
pour des années ! Ecoutez-moi bien, camarade, et ne le
laissez plus passer sans bien vous pénétrer de son
importance, ce signe capital dont resplendissent toutes
les hypocrisies meurtrières de notre Société : "
L'attendrissement sur le sort, sur la condition du
miteux... " Je vous le dis, petits bonhommes, couillons
de la vie, battus, rançonnés, transpirants de toujours,
je vous préviens quand les grands de ce monde se mettent
à vous aimer, c'est qu'ils vont vous tourner en
saucissons de bataille... C'est le signe... Il est
infaillible. C'est par l'affection que ça commence.
Louis XIV lui au moins, qu'on se souvienne, s'en foutait
à tout rompre du bon peuple. Quant à Louis XV, du même.
Il s'en barbouillait le pourtour anal.
On ne vivait pas bien en ce temps-là, certes, les
pauvres n'ont jamais bien vécu, mais on ne se mettait
pas à les étriper l'entêtement et l'acharnement qu'on
trouve à nos tyrans d'aujourd'hui. Il n'y a de repos,
vous dis-je, pour les petits, que dans le mépris des
grands qui ne peuvent penser au peuple que par intérêt
ou sadisme...
Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes,
qui ont commencé par raconter des histoires au bon
peuple... Lui qui ne connaissait que le catéchisme ! Ils
se sont mis, proclamèrent-ils, à l'éduquer... Ah ! ils
en avaient des vérités à lui révéler ! et des belles !
Et des pas fatiguées ! Qui brillaient ! Qu'on en restait
tout ébloui ! C'est ça ! qu'il a commencé par dire, le
bon peuple, c'est bien ça ! C'est tout à fait ça !
Mourons tous pour ça ! Il ne demande jamais qu'à mourir
le peuple ! Il est ainsi. " Vive Diderot ! " qu'ils ont
gueulé et puis " Bravo Voltaire ! " En voilà au moins
des philosophes ! Et vive aussi Carnot qui organise si
bien les victoires ! Et vive tout le monde ! Voilà au
moins des gars qui ne le laissent pas crever dans
l'ignorance et le fétichisme le bon peuple !
Ils lui montrent eux les routes de la Liberté ! Ils
l'émancipent ! Ça n'a pas
traîné ! Que tout le monde d'abord sache lire les
journaux ! C'est le salut ! Nom de Dieu ! Et en vitesse
! Plus d'illettrés ! Il en faut plus ! Rien que des
soldats citoyens ! Qui votent ! Qui lisent ! Et qui se
battent ! Et qui marchent ! Et qui envoient des baisers
!
A ce régime-là, bientôt il fut mûr le bon peuple. Alors n'est-ce pas
l'enthousiasme d'être libéré il faut bien que ça serve à
quelque chose ? Danton n'était pas éloquent pour des
prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis,
qu'on les entend encore, il vous l'a mobilisé en un tour
de main le bon peuple ! Et ce fut le premier départ des
premiers bataillons d'émancipés frénétiques ! Des
premiers couillons voteurs et drapeautiques qu'emmena le
Dumouriez se faire trouer dans les Flandres ! Pour
lui-même Dumouriez, venu trop tard à ce petit jeu
idéaliste, entièrement inédit, préférant somme toute le
pognon, il déserta. Ce fut notre dernier mercenaire...
Le soldat gratuit ça c'était du nouveau... Tellement
nouveau que Goethe, tout Goethe qu'il était, arrivant à
Valmy en reçut plein la vue.
Devant ces cohortes loqueteuses et passionnées qui
venaient se faire étripailler spontanément par le roi de
Prusse pour la défense de l'inédite fiction patriotique,
Goethe eut le sentiment qu'il avait encore bien des
choses à apprendre. " De ce jour, clama-t-il,
magnifiquement, selon les habitudes de son génie,
commence une époque nouvelle ! " Tu parles ! Par la
suite, comme le système était excellent, on se mit à
fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de moins
en moins cher, à cause du perfectionnement du système.
Tout le monde s'en est bien trouvé. Bismarck, les deux Napoléon, Barrès
aussi bien que la cavalière Elsa. La religion
drapeautique remplaça promptement la céleste, vieux
nuage déjà dégonflé par la Réforme et condensé depuis
longtemps en tirelires épiscopales.
Autrefois la mode fanatique, c'était " Vive Jésus ! Au
bûcher les hérétiques ! ", mais rares et volontaires
après tout les hérétiques... Tandis que désormais, où
nous voici, c'est par hordes immenses que les cris : "
Au poteau les salsifis sans fibres ! Les citrons sans
jus ! Les innocents lecteurs ! Par millions face à
droite ! " provoquent les vocations.
Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les
Pacifistes puants, qu'on s'en empare et qu'on les
écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien
fadées ! Qu'on leur arrache pour leur apprendre à vivre
les tripes du corps d'abord, les yeux des orbites, et
les années de leur sale vie baveuse ! Qu'on les fasse
par légions et légions encore, crever, tourner en
mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça
pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse
et plus douce ! Et s'il y en a là-dedans des immondes
qui se refusent à comprendre ces choses sublimes, ils
n'ont qu'à aller s'enterrer tout de suite avec les
autres, pas tout à fait cependant, mais au fin bout du
cimetière, sous l'épitaphe infamante des lâches sans
idéal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit
magnifique à un petit bout d'ombre du monument
adjudicataire et communal élevé pour les morts
convenables dans l'allée du centre, et puis aussi perdu
le droit de recueillir un peu de l'écho du Ministre qui
viendra ce dimanche encore uriner chez le Préfet et
frémir de la gueule au-dessus des tombes après le
déjeuner...
Mais du fond du jardin, on l'appela Princhard. Le
médecin-chef le faisait demander d'urgence par son
infirmier de service.
- J'y vais, qu'il a répondu Princhard, et n'eut que le
temps juste de me passer le brouillon du discours qu'il
venait ainsi d'essayer sur moi. Un truc de cabotin.
(Voyage
au bout de la nuit, Livre de poche, 1952, p. 73).
METRO MAGIQUE.
Je vous livre la vérité toute pure... profitez de ce que
je vous dis !... soyez prévenus : je laisse rien au
cinéma ! Je lui ai embarqué ses effets !... toute sa
rastaquouèrie-mélo !... tout son simili-sensible !...
tous ses effets !... décanté, épuré, tout ça !... à
pleins nerfs dans ma rame magique ! concentré !... j'ai
enfourné tout !... mon métro à " traverses trois points
" emporte tout !... mon métro magique !... délateurs,
beautés suspectes, quais brumeux, autos, petits chiens,
immeubles tout neufs, chalets romantiques, plagiaires,
contradicteurs, tout !...
... Je lui laisse rien !... par charité : deux trois "
Grévins "... Hollywood, Joinville, les Champs-Elysées,
la rade de New-York... tout le carton pâte !... toutes
les loques... avec plein de cils et plein de nichons
!... par pitié pour les ataxiques... retenez bien !...
les scélérosés... qu'ils s'y retrouvent encore !...
qu'ils se trouvent pas abandonnés de tout !... j'ai
capturé tout l'émotif !... je vous ai expliqué Colonel
?... " Pigalle-Issy " en moins de deux !... même les
pires fainéants sont émus !...
(Entretiens avec le
professeur Y).
LES CRITIQUES...
(...)
Mais la fine fleur de la critique !... Tous les grands
critiques français !... Ceux qui se décernent les Grands
Prix !... " Monsieur, vous êtes un grand critique "... "
Un jeune critique de grand talent !... "
- Ce sont des cons ! Tous des sales cons, des Juifs !
Tous des ratés ! des suçons ! des outres ! ils ont
chacun tué sous eux, au moins quinze ouvrages... Ils se
vengent... Ils crèvent... Ils dépitent... Pustulents
!...
- Ah !
Si j'étais camelot du roi... ventriloque... stalinien...
Célineman rabineux... comme ils me trouveraient
aimable... Si je rinçais tout simplement... table, zinc
ouverts... Les critiques se sont toujours inévitablement
gourés... leur élément c'est l'Erreur... Ils n'ont
jamais fait autre chose dans le cours des temps
historiques ; se gourer... Par connerie ? Par jalousie
?... Les deux seuls plateaux de ces juges. La critique
est un condé fameux des Juifs... La grande vengeance des
impuissants, mégalomanes, de tous les âges de
décadence... Ils cadavérisent... La tyrannie sans
risque, sans peine...
Ce
sont les ratés les plus rances qui décrètent le goût du
jour !... Qui ne sait rien foutre, loupe toutes ses
entreprises possède encore un merveilleux recours :
Critique !... Trouvaille inouïe des temps modernes, plus
aucun compte jamais à rendre. Critique ne relève que de
son propre culot, de ses sales petites amitiés, de ses
sales petites haines, de ses sales petits poncifs... Ce
sont les larves et les rats gardiens des plus fienteux
égouts... Tout en ombre, baves, toxines, immondices,
curées...
(Bagatelles pour un massacre, Ed.8, Ecrits polémiques, septembre 2012).
Le
rire est présent dans toute l'œuvre de Céline. Aucun
passage n'est aussi parlant que, dans Féerie pour une
autre fois 1, le moment très burlesque et très
rabelaisien où le narrateur fait et invite à faire la "
réclame " de ce livre qui guérit, et qui fait rire, qui
guérit par le rire...
" Achetez Féerie ! achetez Féerie ! le livre
qui vous réjuvène l'âme, boyaute le boyau ! poudroie les
soucis !... humeurs, avaros ! avaries !... rosit,
dilate, rate ! bile ! pocondre ! pas trente-six œuvres !
pas trente-six mots ! Féerie ! " (IV, 111-113).
" Je vous vois
dans un joli suaire !... Ah, vos habituelles habiletés
!... vous vous voulez pas y venir ? tant pis !... vous
rédemptez d'un seul coup ?...
" Gloire à Ferdinand ! Achetez-le ! Féerie ! Féerie !
Gloire et milliards à Ferdinand ! "
Vous m'hurleriez ça de tout votre cœur du fond de
votre poitrine, vous seriez déjà drôlement mieux !...
Pas encore la rédemption ! Non ! Mais enfin déjà votre
relent... vous sentiriez déjà moins fort... c'est par
l'odeur que ça va mieux... Ça serait pas encore la
Sainteté !... mais enfin... enfin... " (IV, 109).
(Alain Romestaing, Université Bordeaux III).
GUIGNOL'S BAND.
Jamais le
comique n'a été et ne sera chez Céline aussi continu et
aussi dépourvu d'ombres et d'arrière-pensées que dans
les deux cents premières pages de Guignol's band.
Le titre, avec son mélange d'anglais et de français et l'équivoque du mot
band qui existe dans les deux langues sous une
forme presque semblable mais avec des sens différents,
ne peut que rester ambigu pour le lecteur français
auquel il est destiné. Mais, parmi les sens possibles,
l'idée d'une bande de guignols est probablement celle
qui s'impose le plus immédiatement, à voir se succéder
sur le devant de la scène les principaux personnages du
roman.
Ce milieu des maquereaux français de Londres, de leurs " gagneuses " et
des marginaux de divers genres qui gravitent autour
d'eux, a tout pour mettre en verve une imagination
toujours prête à renchérir sur le pittoresque, et un
langage dont la truculence est l'un des atouts.
Silhouettes, comportements, dialogues, semblent n'exister, lestés d'un
poids romanesque minimal, que pour le rire qu'ils sont
capables de provoquer : non pas un rire vengeur de
satire, ni celui qui surmonte la peur ou l'angoisse,
mais un rire qu'on dirait recherché pour le plaisir.
Tout ici est mis au service d'un comique ailleurs mêlé,
cerné, transformé en moyen d'attaque ou de défense, mais
qui dans ces grandes scènes de " la Croisière pour
Dingby ", du " Leicester ", du London Hospital ou de
chez Van Claben, se déploie presque continûment de
trouvaille en trouvaille.
Ces pages sont de
celles qui peuvent faire rire à haute voix un lecteur
isolé dans sa chambre, qu'il s'agisse, au début, des
incomparables formules de Cascade, ou des gangs qui
s'enchaînent ensuite; la deuxième partie maintient,
quoique avec une efficacité moindre, cette allure de
pantomime qui réduit la plupart des personnages à leurs
grimaces, à leurs danses ou à leurs clowneries.
Jamais autant que dans Guignol's band n'a été évident chez Céline
ce don, au total peu répandu dans la littérature
française, d'associer narration et comique.
(Magazine Littéraire, Nouveaux regards, Henri Godard, p. 174).
PROLO ET LES AUTRES...
Jules
Renard l'écrivait déjà : " Il ne suffit pas d'être
heureux, il faut que les autres ne le soient pas. "
Ah ! C'est un vilain moment, celui où on se trouve forcé
de prendre pour soi toute la peine, celle des autres,
des inconnus, des anonymes, qu'on bosse tout entièrement
pour eux... On y avait juré à Prolo que c'était
justement les " autres " qui représentaient toute la
caille, le fiel profond de tous ses malheurs ! Ah !
l'entôlage ! La putrissure ! Il trouve plus les " autres
"...
Pourtant on l'enferme soigneusement, le nouvel élu de la
société rénovée... Même à " Pierre et Paul " la prison
fameuse, les séditieux d'autrefois étaient pas si bien
gardés. Ils pouvaient penser ce qu'ils voulaient.
Maintenant c'est fini totalement. Bien sûr plus question
d'écrire ! Il est protégé, Prolovitch, on peut bien
l'affirmer, comme personne, derrière cent mille fils
barbelés, le choyé du nouveau système ! contre les
impurs extérieurs et même contre les relents du monde
décati.
C'est lui qu'entretient, Prolovitch, la police (sur sa propre misère) la
plus abondante, la plus soupçonneuse, la plus carne, la
plus sadique de la planète. Ah ! on le laisse pas seul !
La vigilance est impeccable ! On l'enlèvera pas,
Prolovitch !... Il s'ennuie quand même !...
Ça se voit bien ! Il s'en
ferait crever de sortir ! De se transformer en " Ex-tourist
" pour varier un peu ! Il reviendrait jamais. C'est un
défi qu'on peut lancer aux Autorités Soviétiques. Aucun
danger qu'elles essayent ! On est bien tranquilles !
Elles tenteront pas ! Il resterait plus là-bas personne
!
(Mea culpa, Editions 8, Ecrits polémiques, septembre 2012).
RAFFINÉ...
Le monde est plein de gens qui se disent des raffinés et
puis qui ne sont pas, je l'affirme, raffinés pour un
sou. Moi, votre serviteur, je crois bien que moi, je
suis un raffiné ! Tel quel ! Authentiquement raffiné.
Jusqu'à ces derniers temps j'avais peine à l'admettre...
Je résistais... Et puis un jour je me rendis... Tant pis
!... Je suis tout de même un peu gêné par mon
raffinement... Que va-t-on dire ? Prétendre ?...
Insinuer ?...
Un raffiné valable, raffiné de droit, de coutume,
officiel, d'habitude doit écrire au moins comme M. Gide,
M. Vanderem, M. Benda, M. Duhamel, Mme Colette, Mme
Femina, Mme Valéry, les " Théâtres Français "... pâmer
sur la nuance... Mallarmé, Bergson, Alain...
troufignoliser l'adjectif... goncourtiser... merde !
enculagailler la moumouche, frénétiser l'Insignifiance,
babiller ténu dans la pompe, plastroniser, cocoriquer
dans les micros... Révéler mes " disques favoris "...
mes projets de conférences...
Je pourrais, je pourrais bien devenir aussi moi, un
styliste véritable, un académique " pertinent ". C'est
une affaire de travail, une application de mois...
peut-être d'années... On arrive à tout... comme dit le
proverbe espagnol : " Beaucoup de vaseline, encore plus
de patience, Eléphant encugule fourmi. "
Mais je suis quand même trop vieux, trop avancé, trop salope sur la route
maudite du raffinement spontané... après une dure
carrière " de dur dans les durs " pour rebrousser
maintenant chemin ! et puis venir me présenter à
l'agrégation des dentelles !... Impossible ! Le drame
est là. Comment je fus saisi, étranglé d'émoi... par mon
propre raffinement ? Voici les faits, les
circonstances...
(Bagatelles pour un massacre, Ecrits polémiques, Ed. 8, septembre
2012).
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